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paraîtra, et ma légende aussi… Médici ne veut-il pas dire médecin en italien ?

— Oui, au pluriel.

— Vous m’allez donc commander une autre plaque d’enseigne chez le forgeron ; vous y peindrez six médecins, et vous écrirez dessous : Aux Médicis… ce qui fait un jeu de mots agréable.

— Six médecins ! Impossible ! Et la composition ! s’écria Pittrino.

— Cela vous regarde, mais il en sera ainsi, je le veux, il le faut. Mon macaroni brûle.

Cette raison était péremptoire ; Pittrino obéit. Il composa l’enseigne des six médecins avec la légende ; l’échevin applaudit et autorisa.

L’enseigne eut par la ville un succès fou. Ce qui prouve bien que la poésie a toujours eu tort devant les bourgeois, comme dit Pittrino.

Cropole, pour dédommager son peintre ordinaire, accrocha dans sa chambre à coucher les nymphes de la précédente enseigne, ce qui faisait rougir madame Cropole chaque fois qu’elle les regardait en se déshabillant le soir.

Voilà comment la maison au pignon eut une enseigne, voilà comment, faisant fortune, l’hôtellerie des Médicis fut forcée de s’agrandir du quadrilatère que nous avons dépeint. Voilà comment il y avait à Blois une hôtellerie de ce nom ayant pour propriétaire maître Cropole et pour peintre ordinaire maître Pittrino.

VI

L’INCONNU.


Ainsi fondée et recommandée par son enseigne, l’hôtellerie de maître Cropole marchait vers une solide prospérité.

Ce n’était pas une fortune immense que Cropole avait en perspective, mais il pouvait espérer de doubler les mille louis d’or légués par son père, de faire mille autre louis de la vente de la maison et du fonds, et libre enfin, de vivre heureux comme un bourgeois de la ville.

Cropole était âpre au gain, il accueillit en homme fou de joie la nouvelle de l’arrivée du roi Louis XIV.

Lui, sa femme, Pittrino et deux marmitons firent aussitôt main basse sur tous les habitants du colombier, de la basse-cour et des clapiers, en sorte qu’on entendit dans les cours de l’Hôtellerie des Médicis autant de lamentations et de cris que jadis on en avait entendu dans Rama.

Cropole n’avait pour le moment qu’un seul voyageur.

C’était un homme de trente ans à peine, beau, grand, austère, ou plutôt mélancolique dans chacun de ses gestes et de ses regards.

Il était vêtu d’un habit de velours noir avec des garnitures de jais ; un col blanc, simple comme celui des puritains les plus sévères, faisait ressortir la teinte mate et fine de son cou plein de jeunesse ; une légère moustache blonde couvrait à peine sa lèvre frémissante et dédaigneuse.

Il parlait aux gens en les regardant en face, sans affectation, il est vrai, mais sans scrupule ; de sorte que l’éclat de ses yeux bleus devenait tellement insupportable que plus d’un regard se baissait devant le sien, comme fait l’épée la plus faible dans un combat singulier.

En ce temps où les hommes, tous créés égaux par Dieu, se divisaient, grâce aux préjugés, en deux castes distinctes, le gentilhomme et le roturier, comme ils se divisent réellement en deux races, la noire et la blanche, en ce temps, disons-nous, celui dont nous venons d’esquisser le portrait ne pouvait manquer d’être pris pour un gentilhomme, et de la meilleure race. Il ne fallait pour cela que consulter ses mains, longues, effilées et blanches, dont chaque muscle, chaque veine transparaissaient sous la peau au moindre mouvement, dont les phalanges rougissaient à la moindre crispation.

Ce gentilhomme était donc arrivé seul chez Cropole. Il avait pris sans hésiter, sans réfléchir même, l’appartement le plus important, que l’hôtelier lui avait indiqué dans un but de rapacité fort condamnable, diront les uns, fort louable, diront les autres, s’ils admettent que Cropole fût physionomiste et jugeât les gens à première vue.

Cet appartement était celui qui composait toute la devanture de la vieille maison triangulaire : un grand salon éclairé par deux fenêtres au premier étage, une petite chambre à côté, une autre au-dessus.

Or, depuis qu’il était arrivé, ce gentilhomme avait à peine touché au repas qu’on lui avait servi dans sa chambre. Il n’avait dit que deux mots à l’hôte pour le prévenir qu’il viendrait un voyageur du nom de Parry, et recommander qu’on laissât monter ce voyageur.

Ensuite, il avait gardé un silence tellement profond, que Cropole en avait été presque offensé, lui qui aimait les gens de bonne compagnie.

Enfin, ce gentilhomme s’était levé de bonne heure le matin du jour où commence cette histoire, et s’était mis à la fenêtre de son salon, assis sur le rebord et appuyé sur la rampe du balcon, regardant tristement et opiniâtrément aux deux côtés de la rue pour guetter sans doute la venue de ce voyageur qu’il avait signalé à l’hôte.

Il avait vu, de cette façon, passer le petit cortége de Monsieur revenant de la chasse, puis avait savouré de nouveau la profonde tranquillité de la ville, absorbé qu’il était dans son attente.

Tout à coup, le remue-ménage des pauvres allant aux prairies, des courriers partant, des laveurs de pavé, des pourvoyeurs de la maison royale, des courtauds de boutique effarouchés et bavards, des chariots en branle, des coiffeurs en course et des pages en corvée ; ce tumulte et ce vacarme l’avaient surpris, mais sans qu’il perdît rien de cette majesté impassible et suprême qui donne à l’aigle et au lion ce coup d’œil serein et méprisant au milieu des hourras et des trépignements des chasseurs ou des curieux.

Bientôt les cris des victimes égorgées dans la basse-cour, les pas pressés de madame Cropole dans le petit escalier de bois si étroit et si so-