Page:Dumas - Le Vicomte de Bragelonne, 1876.djvu/233

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Sire, ce n’est point non plus de ce jour que je parle ; il ne me siérait point de rappeler un service si minime en présence d’un homme comme M. d’Artagnan ; je voulais parler d’une circonstance qui a fait époque dans ma vie et qui m’a consacré, dès l’âge de seize ans, au service dévoué de Votre Majesté.

— Ah ! ah ! dit le roi, et quelle est cette circonstance ? Dites, Monsieur.

— La voici… Lorsque je partis pour ma première campagne, c’est-à-dire pour rejoindre l’armée de M. le Prince, M. le comte de La Fère me vint conduire jusqu’à Saint-Denis, où les restes du roi Louis XIII attendent, sur les derniers degrés de la basilique funèbre, un successeur que Dieu ne lui enverra point, je l’espère avant longues années. Alors il me fit jurer sur la cendre de nos maîtres de servir la royauté, représentée par vous, incarnée en vous, sire, de la servir en pensées, en paroles et en action. Je jurai, Dieu et les morts ont reçu mon serment. Depuis dix ans, sire, je n’ai point eu aussi souvent que je l’eusse désiré l’occasion de le tenir : je suis un soldat de Votre Majesté, pas autre chose, et en m’appelant près d’elle, elle ne me fait pas changer de maître, mais seulement de garnison.

Raoul se tut et s’inclina.

Il avait fini, que Louis XIV écoutait encore.

— Mordious ! s’écria d’Artagnan, c’est bien dit, n’est-ce pas, Votre Majesté ? Bonne race, sire, grande race !

— Oui, murmura le roi ému, sans oser cependant manifester son émotion, car elle n’avait d’autre cause que le contact d’une nature éminemment aristocratique. Oui, Monsieur, vous dites vrai ; partout où vous étiez, vous étiez au roi. Mais en changeant de garnison, vous trouverez, croyez-moi, un avancement dont vous êtes digne.

Raoul vit que là s’arrêtait ce que le roi avait à lui dire. Et avec le tact parfait qui caractérisait cette nature exquise, il s’inclina et sortit.

— Vous reste-t-il encore quelque chose à m’apprendre, Monsieur ? dit le roi lorsqu’il se retrouva seul avec d’Artagnan.

— Oui, sire et j’avais gardé cette nouvelle pour la dernière, car elle est triste et va vêtir de deuil la royauté européenne.

— Que me dites-vous ?

— Sire, en passant à Blois, un mot, un triste mot, écho du palais, est venu frapper mon oreille.

— En vérité, vous m’effrayez, monsieur d’Artagnan.

— Sire, ce mot était prononcé par un piqueur qui portait un crêpe au bras.

— Mon oncle Gaston d’Orléans, peut-être ?

— Sire, il a rendu le dernier soupir.

— Et je ne suis pas prévenu ! s’écria le roi, dont la susceptibilité royale voyait une insulte dans l’absence de cette nouvelle.

— Oh ! ne vous fâchez point, sire, dit d’Artagnan, les courriers de Paris et les courriers du monde entier ne vont point comme votre serviteur ; le courrier de Blois ne sera pas ici avant deux heures, et il court bien, je vous en réponds, attendu que je ne l’ai rejoint qu’au-delà d’Orléans.

— Mon oncle Gaston, murmura Louis en appuyant la main sur son front et en enfermant dans ces trois mots tout ce que sa mémoire lui rappelait à ce nom de sentiments opposés.

— Eh ! oui, sire, c’est ainsi, dit philosophiquement d’Artagnan, répondant à la pensée royale ; le passé s’envole.

— C’est vrai, Monsieur, c’est vrai ; mais il nous reste, Dieu merci, l’avenir, et nous tâcherons de ne pas le faire trop sombre.

— Je m’en rapporte pour cela à Votre Majesté, dit le mousquetaire en s’inclinant. Et maintenant…

— Oui, vous avez raison, Monsieur, j’oublie les cent dix lieues que vous venez de faire. Allez, Monsieur, prenez soin d’un de mes meilleurs soldats, et, quand vous serez reposé, venez vous mettre à mes ordres.

— Sire, absent ou présent, j’y suis toujours.

D’Artagnan s’inclina et sortit.

Puis, comme s’il fût arrivé de Fontainebleau seulement, il se mit à arpenter le Louvre pour rejoindre Bragelonne.


LXXVII

UN AMOUREUX ET UNE MAÎTRESSE.


Tandis que les cires brûlaient dans le château de Blois autour du corps inanimé de Gaston d’Orléans, ce dernier représentant du passé ; tandis que les bourgeois de la ville faisaient son épitaphe, qui était loin d’être un panégyrique ; tandis que Madame douairière, ne se souvenant plus que pendant ses jeunes années elle avait aimé ce cadavre gisant, au point de fuir pour le suivre le palais paternel et faisait, à vingt pas de la salle funèbre, ses petits calculs d’intérêt et ses petits sacrifices d’orgueil ; d’autres intérêts et d’autres orgueils s’agitaient dans toutes les parties du château où avait pu pénétrer une âme vivante.

Ni les sons lugubres des cloches, ni les voix des chantres, ni l’éclat des cierges à travers les vitres, ni les préparatifs de l’ensevelissement n’avaient le pouvoir de distraire deux personnes placées à une fenêtre de la cour intérieure, fenêtre que nous connaissons déjà et qui éclairait une chambre faisant partie de ce qu’on appelait les petits appartements.

Au reste, un rayon joyeux de soleil, car le soleil paraissait fort peu s’inquiéter de la perte que venait de faire la France ; un rayon de soleil, disons-nous, descendait sur eux, tirant les parfums des fleurs voisines et animant les murailles elles-mêmes.

Ces deux personnes si occupées, non par la mort du duc, mais de la conversation qui était la suite de cette mort, ces deux personnes étaient une jeune fille et un jeune homme.

Ce dernier personnage, garçon de vingt-cinq à