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— Merci.

— Faites-vous seller le cheval que vous voudrez.

— Celui que je montais hier en venant de Belle-Isle.

— Soit ; usez de la maison comme de la vôtre.

Aramis sonna et donna l’ordre de seller le cheval que choisirait M. d’Artagnan.

D’Artagnan suivit le serviteur chargé de l’exécution de cet ordre.

Arrivé à la porte, le serviteur se rangea pour laisser passer d’Artagnan.

Dans ce moment son œil rencontra l’œil de son maître. Un froncement de sourcils fit comprendre à l’intelligent espion que l’on donnait à d’Artagnan ce qu’il avait à faire.

D’Artagnan monta à cheval ; Aramis entendit le bruit des fers qui battaient le pavé.

Un instant après, le serviteur rentra.

— Eh bien ? demanda l’évêque.

— Monseigneur, il suit le canal et se dirige vers la mer, dit le serviteur.

— Bien ! dit Aramis.

En effet, d’Artagnan, chassant tout soupçon, courait vers l’Océan, espérant toujours voir dans les landes ou sur la grève la colossale silhouette de son ami Porthos.

D’Artagnan s’obstinait à reconnaître des pas de cheval dans chaque flaque d’eau.

Quelquefois il se figurait entendre la détonation d’une arme à feu.

Cette illusion dura trois heures.

Pendant deux heures, d’Artagnan chercha Porthos.

Pendant la troisième, il revint à la maison.

— Nous nous serons croisés, dit-il, et je vais trouver les deux convives attendant mon retour.

D’Artagnan se trompait. Il ne retrouva pas plus Porthos à l’évêché qu’il ne l’avait trouvé sur le bord du canal.

Aramis l’attendait au haut de l’escalier avec une mine désespérée.

— Ne vous a-t-on pas rejoint, mon cher d’Artagnan ? cria-t-il du plus loin qu’il aperçut le mousquetaire.

— Non. Auriez-vous fait courir après moi ?

— Désolé, mon cher ami, désolé de vous avoir fait courir inutilement ; mais, vers sept heures, l’aumônier de Saint-Paterne est venu ; il avait rencontré du Vallon qui s’en allait et qui, n’ayant voulu réveiller personne à l’évêché, l’avait chargé de me dire que, craignant que M. Gétard ne lui fît quelque mauvais tour en son absence, il allait profiter de la marée du matin pour faire un tour à Belle-Isle.

— Mais, dites-moi, Goliath n’a pas traversé les quatre lieues de mer, ce me semble ?

— Il y en a bien six, dit Aramis.

— Encore moins, alors.

— Aussi, cher ami, dit le prélat avec un doux sourire, Goliath est à l’écurie, fort satisfait même, j’en réponds, de n’avoir plus Porthos sur le dos.

En effet, le cheval avait été ramené du relais par les soins du prélat, à qui aucun détail n’échappait.

D’Artagnan parut on ne peut plus satisfait de l’explication.

Il commençait un rôle de dissimulation qui convenait parfaitement aux soupçons qui s’accentuaient de plus en plus dans son esprit.

Il déjeuna entre le jésuite et Aramis, ayant le dominicain en face de lui et souriant particulièrement au dominicain, dont la bonne grosse figure lui revenait assez.

Le repas fut long et somptueux ; d’excellent vin d’Espagne, de belles huîtres du Morbihan, les poissons exquis de l’embouchure de la Loire, les énormes crevettes de Paimbœuf et le gibier délicat des bruyères en firent les frais.

D’Artagnan mangea beaucoup et but peu.

Aramis ne but pas du tout, ou du moins ne but que de l’eau.

Puis après le déjeuner :

— Vous m’avez offert une arquebuse ?… dit d’Artagnan.

— Oui.

— Prêtez-la-moi.

— Vous voulez chasser ?

— En attendant Porthos, c’est ce que j’ai de mieux à faire, je crois.

— Prenez celle que vous voudrez au trophée.

— Venez-vous avec moi ?

— Hélas ! cher ami, ce serait avec grand plaisir, mais la chasse est défendue aux évêques.

— Ah ! dit d’Artagnan, je ne savais pas.

— D’ailleurs, continua Aramis, j’ai affaire jusqu’à midi.

— J’irai donc seul ? dit d’Artagnan.

— Hélas ! oui ! mais revenez dîner surtout.

— Pardieu ! on mange trop bien chez vous pour que je n’y revienne pas.

Et là-dessus d’Artagnan quitta son hôte, salua les convives, prit son arquebuse ; mais, au lieu de chasser, courut tout droit au petit port de Vannes.

Il regarda en vain si on le suivait ; il ne vit rien ni personne.

Il fréta un petit bâtiment de pêche pour vingt-cinq livres et partit à onze heures et demie, convaincu qu’on ne l’avait pas suivi.

On ne l’avait pas suivi, c’était vrai. Seulement, un frère jésuite, placé au haut du clocher de son église, n’avait pas, depuis le matin, à l’aide d’une excellente lunette, perdu un seul de ses pas.

À onze heures trois quarts, Aramis était averti que d’Artagnan voguait vers Belle-Isle.

Le voyage de d’Artagnan fut rapide : un bon vent nord-nord-est le poussait vers Belle-Isle.

Au fur et à mesure qu’il approchait, ses yeux interrogeaient la côte. Il cherchait à voir, soit sur le rivage, soit au-dessus des fortifications, l’éclatant habit de Porthos et sa vaste stature se détachant sur un ciel légèrement nuageux.

D’Artagnan cherchait inutilement ; il débarqua sans avoir rien vu, et apprit du premier soldat interrogé par lui que M. du Vallon n’était point encore revenu de Vannes.

Alors, sans perdre un instant, d’Artagnan ordonna à sa petite barque de mettre le cap sur Sarzeau.

On sait que le vent tourne avec les différentes heures de la journée ; le vent était passé du nord-