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mot : Entrez ! que lui jeta une voix grave et douce tout à la fois.

Le comte était assis devant une table couverte de papiers et de livres ; c’était bien toujours le noble et le beau gentilhomme d’autrefois, mais le temps avait donné à sa noblesse, à sa beauté, un caractère plus solennel et plus distinct. Un front blanc et sans rides sous ses longs cheveux plus blancs que noirs, un œil perçant et doux sous des cils de jeune homme, la moustache fine et à peine grisonnante, encadrant des lèvres d’un modèle pur et délicat, comme si jamais elles n’eussent été crispées par les passions mortelles ; une taille droite et souple, une main irréprochable mais amaigrie, voilà quel était encore l’illustre gentilhomme dont tant de bouches illustres avaient fait l’éloge sous le nom d’Athos. Il s’occupait alors de corriger les pages d’un cahier manuscrit, tout entier rempli de sa main.

Raoul saisit son père par les épaules, par le cou, comme il put, et l’embrassa si tendrement, si rapidement, que le comte n’eut pas la force ni le temps de se dégager, ni de surmonter son émotion paternelle.

— Vous ici, vous voici, Raoul ! dit-il. Est-ce bien possible ?

— Oh ! Monsieur, Monsieur, quelle joie de vous revoir !

— Vous ne me répondez pas, vicomte. Avez-vous un congé pour être à Blois, ou bien est-il arrivé quelque malheur à Paris ?

— Dieu merci ! Monsieur, répliqua Raoul en se calmant peu à peu, il n’est rien arrivé que d’heureux ; le roi se marie, comme j’ai eu l’honneur de vous le mander dans ma dernière lettre, et il part pour l’Espagne. Sa Majesté passera par Blois.

— Pour rendre visite à Monsieur ?

— Oui, monsieur le comte. Aussi, craignant de le prendre à l’improviste, ou désirant lui être particulièrement agréable, M. le prince m’a-t-il envoyé pour préparer les logements.

— Vous avez vu Monsieur ? demanda le comte vivement.

— J’ai eu cet honneur.

— Au château ?

— Oui, Monsieur, répondit Raoul en baissant les yeux, parce que, sans doute, il avait senti dans l’interrogation du comte plus que de la curiosité.

— Ah ! vraiment, vicomte ?… Je vous fais mon compliment.

Raoul s’inclina.

— Mais vous avez encore vu quelqu’un à Blois ?

— Monsieur, j’ai vu Son Altesse Royale, Madame.

— Très bien. Ce n’est pas de Madame que je parle.

Raoul rougit extrêmement et ne répondit point.

— Vous ne m’entendez pas, à ce qu’il paraît, monsieur le vicomte ? insista M. de La Fère sans accentuer plus nerveusement sa question, mais en forçant l’expression un peu plus sévère de son regard.

— Je vous entends parfaitement, Monsieur, répliqua Raoul, et si je prépare ma réponse, ce n’est pas que je cherche un mensonge, vous le savez, Monsieur.

— Je sais que vous ne mentez jamais. Aussi, je dois m’étonner que vous preniez un si long temps pour me dire : Oui ou Non.

— Je ne puis vous répondre qu’en vous comprenant bien, et si je vous ai bien compris, vous allez recevoir en mauvaise part mes premières paroles. Il vous déplaît sans doute, monsieur le comte, que j’aie vu…

— Mademoiselle de La Vallière, n’est-ce pas ?

— C’est d’elle que vous voulez parler, je le sais bien, monsieur le comte, dit Raoul avec une inexprimable douceur.

— Et je vous demande si vous l’avez vue.

— Monsieur, j’ignorais absolument, lorsque j’entrai au château, que mademoiselle de La Vallière pût s’y trouver ; c’est seulement en m’en retournant, après ma mission achevée, que le hasard nous a mis en présence. J’ai eu l’honneur de lui présenter mes respects.

— Comment s’appelle le hasard qui vous a réuni à mademoiselle de La Vallière ?

— Mademoiselle de Montalais, Monsieur.

— Qu’est-ce que mademoiselle de Montalais ?

— Une jeune personne que je ne connaissais pas, que je n’avais jamais vue. Elle est fille d’honneur de Madame.

— Monsieur le vicomte, je ne pousserai pas plus loin mon interrogatoire, que je me reproche déjà d’avoir fait durer. Je vous avais recommandé d’éviter mademoiselle de La Vallière, et de ne la voir qu’avec mon autorisation. Oh ! je sais que vous m’avez dit vrai, et que vous n’avez pas fait une démarche pour vous rapprocher d’elle. Le hasard m’a fait du tort ; je n’ai pas à vous accuser. Je me contenterai donc de ce que je vous ai déjà dit concernant cette demoiselle. Je ne lui reproche rien, Dieu m’en est témoin ; seulement il n’entre pas dans mes desseins que vous fréquentiez sa maison. Je vous prie encore une fois, mon cher Raoul, de l’avoir pour entendu.

On eût dit que l’œil si limpide et si pur de Raoul se troublait à cette parole.

— Maintenant, mon ami, continua le comte avec son doux sourire et sa voix habituelle, parlons d’autre chose. Vous retournez peut-être à votre service ?

— Non, Monsieur, je n’ai plus qu’à demeurer auprès de vous tout aujourd’hui. M. le prince ne m’a heureusement fixé d’autre devoir que celui-là, qui était si bien d’accord avec mes désirs.

— Le roi se porte bien ?

— À merveille.

— Et M. le Prince aussi ?

— Comme toujours, Monsieur.

Le comte oubliait Mazarin : c’était une vieille habitude.

— Eh bien ! Raoul, puisque vous n’êtes plus qu’à moi, je vous donnerai, de mon côté, toute ma journée. Embrassez-moi… encore… encore… Vous êtes chez vous, vicomte… Ah ! voilà notre vieux Grimaud !… Venez, Grimaud, M. le vicomte veut vous embrasser aussi.