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Aramis me disait d’arriver avant l’équinoxe, vous avez compris que c’était pour le rejoindre. Vous vous êtes informé où était Aramis, vous disant : « Où sera Aramis, sera Porthos. » Vous avez appris qu’Aramis était en Bretagne, et vous vous êtes dit : « Porthos est en Bretagne. »

— Eh ! justement. En vérité, Porthos, je ne sais comment vous ne vous êtes pas fait devin. Alors, vous comprenez : en arrivant à La Roche-Bernard, j’ai appris les beaux travaux de fortification que l’on faisait à Belle-Isle. Le récit qu’on m’en a fait a piqué ma curiosité. Je me suis embarqué sur un bâtiment pêcheur, sans savoir le moins du monde que vous étiez ici. Je suis venu, j’ai vu un gaillard qui remuait une pierre qu’Ajax n’eût pas ébranlée. Je me suis écrié : « Il n’y a que le baron de Bracieux qui soit capable d’un pareil tour de force. » Vous m’avez entendu, vous vous êtes retourné, vous m’avez reconnu, nous nous sommes embrassés, et, ma foi, si vous le voulez bien, cher ami, nous nous embrasserons encore.

— Voilà comment tout s’explique, en effet, dit Porthos.

Et il embrassa d’Artagnan avec une si grande amitié, que le mousquetaire en perdit la respiration pendant cinq minutes.

— Allons, allons, plus fort que jamais, dit d’Artagnan, et toujours dans les bras, heureusement.

Porthos salua d’Artagnan avec un gracieux sourire.

Pendant les cinq minutes où d’Artagnan avait repris sa respiration, il avait réfléchi qu’il avait un rôle fort difficile à jouer.

Il s’agissait de toujours questionner sans jamais répondre. Quand la respiration lui revint, son plan de campagne était fait.


LXX

OÙ LES IDÉE DE D’ARTAGNAN D’ABORD FORT TROUBLÉES, COMMENCENT À S’ÉCLAIRCIR UN PEU.


D’Artagnan prit aussitôt l’offensive.

— Maintenant que je vous ai tout dit, cher ami, ou plutôt que vous avez tout deviné, dites-moi ce que vous faites ici, couvert de poussière et de boue ?

Porthos essuya son front, et regardant autour de lui avec orgueil :

— Mais il me semble, dit-il, que vous pouvez le voir, ce que je fais ici !

— Sans doute, sans doute ; vous levez des pierres.

— Oh ! pour leur montrer ce que c’est qu’un homme, aux fainéants ! dit Porthos avec mépris. Mais vous comprenez…

— Oui, vous ne faites pas votre état de lever des pierres, quoiqu’il y en ait beaucoup qui en font leur état et qui ne les lèvent pas comme vous. Voilà donc ce qui me faisait vous demander tout à l’heure : « Que faites-vous ici, baron ? »

— J’étudie la topographie, chevalier.

— Vous étudiez la topographie ?

— Oui ; mais vous-même, que faites-vous sous cet habit bourgeois ?

D’Artagnan reconnut qu’il avait fait une faute en se laissant aller à son étonnement. Porthos en avait profité pour riposter avec une question.

Heureusement d’Artagnan s’attendait à cette question.

— Mais, dit-il, vous savez que je suis bourgeois, en effet ; l’habit n’a donc rien d’étonnant, puisqu’il est en rapport avec la condition.

— Allons donc, vous, un mousquetaire !

— Vous n’y êtes plus, mon bon ami ; j’ai donné ma démission.

— Bah !

— Ah ! mon Dieu, oui !

— Et vous avez abandonné le service ?

— Je l’ai quitté.

— Vous avez abandonné le roi ?

— Tout net.

Porthos leva les bras au ciel comme fait un homme qui apprend une nouvelle inouïe.

— Oh ! par exemple, voilà qui me confond, dit-il.

— C’est pourtant ainsi.

— Et qui a pu vous déterminer à cela ?

— Le roi m’a déplu ; Mazarin me dégoûtait depuis longtemps, comme vous savez ; j’ai jeté ma casaque aux orties.

— Mais Mazarin est mort ?

— Je le sais parbleu bien ; seulement, à l’époque de sa mort, ma démission était donnée et acceptée depuis deux mois. C’est alors que, me trouvant libre, j’ai couru à Pierrefonds pour voir mon cher Porthos. J’avais entendu parler de l’heureuse division que vous aviez faite de votre temps, et je voulais pendant une quinzaine de jours diviser le mien sur le vôtre.

— Mon ami, vous savez que ce n’est pas pour quinze jours que la maison vous est ouverte : c’est pour un an, c’est pour dix ans, c’est pour la vie.

— Merci, Porthos.

— Ah çà ! vous n’avez point besoin d’argent ? dit Porthos en faisant sonner une cinquantaine de louis que renfermait son gousset. Auquel cas vous savez?

— Non, je n’ai besoin de rien ; j’ai placé mes économies chez Planchet, qui m’en sert la rente.

— Vos économies ?

— Sans doute, dit d’Artagnan ; pourquoi voulez-vous que je n’aie pas fait mes économies comme un autre, Porthos ?

— Moi ! je ne veux pas cela ; au contraire, je vous ai toujours soupçonné… c’est-à-dire Aramis vous a toujours soupçonné d’avoir des économies. Moi, voyez-vous, je ne me mêle pas des affaires de ménage ; seulement, ce que je présume, c’est que des économies de mousquetaire, c’est léger.

— Sans doute, relativement à vous, Porthos, qui êtes millionnaire ; mais enfin je vais vous en