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D’Artagnan avait bonne envie de pénétrer plus avant ; mais il ne pouvait, sous peine de défiance, se laisser soupçonner de curiosité. Il n’avançait donc que petit à petit, dépassant à peine la ligne que les pêcheurs formaient sur la plage, observant tout, ne disant rien, et allant au-devant de toutes les suppositions que l’on eût pu faire avec une question niaise ou un salut poli.

Cependant, tandis que ses compagnons faisaient leur commerce, donnant ou vendant leurs poissons aux ouvriers ou aux habitants de la ville, d’Artagnan avait gagné peu à peu du terrain, et, rassuré par le peu d’attention qu’on lui accordait, il commença à jeter un regard intelligent et assuré sur les hommes et les choses qui apparaissaient à ses yeux.

Au reste, les premiers regards de d’Artagnan rencontrèrent des mouvements de terrain auxquels l’œil d’un soldat ne pouvait se tromper.

Aux deux extrémités du port, afin que les feux se croisassent sur le grand axe de l’ellipse formée par le bassin, on avait élevé d’abord deux batteries destinées évidemment à recevoir des pièces de côte, car d’Artagnan vit les ouvriers achever les plates-formes et disposer la demi-circonférence en bois sur laquelle la roue des pièces doit tourner pour prendre toutes les directions au-dessus de l’épaulement.

À côté de chacune de ces batteries, d’autres travailleurs garnissaient de gabions remplis de terre le revêtement d’une autre batterie. Celle-ci avait des embrasures, et un conducteur de travaux appelait successivement les hommes qui, avec des liarts, liaient les saucissons, et ceux qui découpaient les losanges et les rectangles de gazon destinés à retenir les joncs des embrasures.

À l’activité déployée à ces travaux déjà avancés, on pouvait les regarder comme terminés ; ils n’étaient point garnis de leurs canons, les plates-formes avaient leurs gîtes et leurs madriers tout dressés, et, en supposant l’artillerie dans l’île, en moins de deux ou trois jours le port pouvait être complètement armé.

Ce qui étonna d’Artagnan, lorsqu’il reporta ses regards des batteries de côte aux fortifications de la ville, fut de voir que Belle-Isle était défendue par un système tout à fait nouveau dont il avait entendu parler plus d’une fois au comte de La Fère comme d’un grand progrès, mais dont il n’avait point encore vu l’application.

Ces fortifications n’appartenaient plus ni à la méthode hollandaise de Marollois, ni à la méthode française du chevalier Antoine de Ville, mais au système de Manesson Mallet, habile ingénieur qui, depuis six ou huit ans à peu près, avait quitté le service du Portugal pour entrer au service de France.

Ces travaux avaient cela de remarquable qu’au lieu de s’élever hors de terre, comme faisaient les anciens remparts destinés à défendre la ville des échellades, ils s’y enfonçaient au contraire ; et ce qui faisait la hauteur des murailles, c’était la profondeur des fossés.

Il ne fallut pas un long temps à d’Artagnan pour reconnaître toute la supériorité d’un pareil système, qui ne donne aucune prise au canon.

En outre, comme les fossés étaient au-dessous du niveau de la mer, ces fossés pouvaient être inondés par des écluses souterraines.

Au reste, les travaux étaient presque achevés, et un groupe de travailleurs, recevant des ordres d’un homme qui paraissait être le conducteur des travaux, était occupé à poser les dernières pierres.

Un pont de planches jeté sur le fossé, pour la plus grande commodité des manœuvres conduisant les brouettes, reliait l’intérieur à l’extérieur.

D’Artagnan demanda avec une curiosité naïve s’il lui était permis de traverser le pont, et il lui fut répondu qu’aucun ordre ne s’y opposait. En conséquence, d’Artagnan traversa le pont et s’avança vers le groupe.

Ce groupe était dominé par cet homme qu’avait déjà remarqué d’Artagnan, et qui paraissait être l’ingénieur en chef. Un plan était étendu sur une grosse pierre formant table, et à quelques pas de cet homme une grue fonctionnait.

Cet ingénieur qui, en raison de son importance, devait tout d’abord attirer l’attention de d’Artagnan, portait un justaucorps qui, par sa somptuosité, n’était guère en harmonie avec la besogne qu’il faisait, laquelle eût plutôt nécessité le costume d’un maître maçon que celui d’un seigneur.

C’était, en outre, un homme de haute taille, aux épaules larges et carrées, et portant un chapeau tout couvert de panaches. Il gesticulait d’une façon on ne peut plus majestueuse, et paraissait, car on ne le voyait que de dos, gourmander les travailleurs sur leur inertie ou leur faiblesse.

D’Artagnan approchait toujours.

En ce moment, l’homme aux panaches avait cessé de gesticuler, et, les mains appuyées sur les genoux, il suivait, à demi courbé sur lui-même, les efforts de six ouvriers qui essayaient de soulever une pierre de taille à la hauteur d’une pièce de bois destinée à soutenir cette pierre, de façon qu’on pût passer sous elle la corde de la grue.

Les six hommes, réunis sur une seule face de la pierre, rassemblaient tous leurs efforts pour la soulever à huit ou dix pouces de terre, suant et soufflant, tandis qu’un septième s’apprêtait, dès qu’il y aurait un jour suffisant, à glisser le rouleau qui devait la supporter. Mais déjà deux fois la pierre leur était échappée des mains avant d’arriver à une hauteur suffisante pour que le rouleau fût introduit.

Il va sans dire que chaque fois que la pierre leur était échappée, ils avaient fait un bond en arrière pour éviter qu’en retombant la pierre ne leur écrasât les pieds.

À chaque fois cette pierre abandonnée par eux s’était enfoncée de plus en plus dans la terre grasse, ce qui rendait de plus en plus difficile l’opération à laquelle les travailleurs se livraient en ce moment.

Un troisième effort fait resta sans un succès meilleur, mais avec un découragement progressif.

Et cependant, lorsque les six hommes s’étaient courbés sur la pierre, l’homme aux panaches avait lui-même, d’une voix puissante, articulé le com-