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— Bon ! comment cela ?… Vous me reprendrez mes trois rouleaux, vous ?

— Vous les restituerez à ma caisse.

— Moi ? Ah ! monsieur Colbert, n’y comptez pas…

— Le roi a besoin de son argent, Monsieur.

— Et moi, Monsieur, j’ai besoin de l’argent du roi.

— Soit : mais vous restituerez.

— Pas le moins du monde. J’ai toujours entendu dire qu’en matière de comptabilité, comme vous dites, un bon caissier ne rend et ne reprend jamais.

— Alors, Monsieur, nous verrons ce que dira le roi, à qui je montrerai ce bordereau, qui prouve que M. Fouquet non-seulement paye ce qu’il ne doit pas, mais même ne garde pas quittance de ce qu’il paye.

— Ah ! je comprends, s’écria d’Artagnan, pourquoi vous m’avez pris ce papier, monsieur Colbert.

Colbert ne comprit pas tout ce qu’il y avait de menace dans son nom prononcé d’une certaine façon.

— Vous en verrez l’utilité plus tard, répliqua-t-il en élevant l’ordonnance dans ses doigts.

— Oh ! s’écria d’Artagnan en attrapant le papier par un geste rapide, je le comprends parfaitement, monsieur Colbert, et je n’ai pas besoin d’attendre pour cela.

Et il serra dans sa poche le papier qu’il venait de saisir au vol.

— Monsieur, Monsieur ! s’écria Colbert… cette violence…

— Allons donc ! est-ce qu’il faut faire attention aux manières d’un soldat ? répondit le mousquetaire ; recevez mes baise-mains, cher monsieur Colbert !

Et il sortit en riant au nez du futur ministre.

— Cet homme-là va m’adorer, murmura-t-il ; c’est bien dommage qu’il me faille lui fausser compagnie.


LXV

PHILOSOPHIE DU CŒUR ET DE L’ESPRIT.


Pour un homme qui en avait vu de plus dangereuses, la position de d’Artagnan vis-à-vis de Colbert n’était que comique.

D’Artagnan ne se refusa donc pas la satisfaction de rire aux dépens de M. l’intendant, depuis la rue Neuve-des-Petits-Champs jusqu’à la rue des Lombards.

Il y a loin. D’Artagnan rit donc longtemps.

Il riait encore lorsque Planchet lui apparut, riant aussi, sur la porte de sa maison.

Car Planchet, depuis le retour de son patron, depuis la rentrée des guinées anglaises, passait la plus grande partie de sa vie à faire ce que d’Artagnan venait de faire seulement de la rue Neuve-des-Petits-Champs à la rue des Lombards.

— Vous arrivez donc, mon cher maître ? dit Planchet à d’Artagnan.

— Non, mon ami, répliqua le mousquetaire, je pars au plus vite, c’est-à-dire que je vais souper, me coucher, dormir cinq heures, et qu’au point du jour je sauterai en selle… A-t-on donné ration et demie à mon cheval ?

— Eh ! mon cher maître, répliqua Planchet, vous savez bien que votre cheval est le bijou de la maison, que mes garçons le baisent toute la journée et lui font manger mon sucre, mes noisettes et mes biscuits. Vous me demandez s’il a eu sa ration d’avoine ? demandez donc plutôt s’il n’en a pas eu de quoi crever dix fois.

— Bien, Planchet, bien. Alors, je passe à ce qui me concerne. Le souper ?

— Prêt : un rôti fumant, du vin blanc, des écrevisses, des cerises fraîches. C’est du nouveau, mon maître.

— Tu es un aimable homme, Planchet ; soupons donc, et que je me couche.

Pendant le souper, d’Artagnan observa que Planchet se frottait le front fréquemment comme pour faciliter la sortie d’une idée logée à l’étroit dans son cerveau. Il regarda d’un air affectueux ce digne compagnon de ses traverses d’autrefois, et heurtant le verre au verre :

— Voyons, dit-il, ami Planchet, voyons ce qui te gêne tant à m’annoncer ; mordious ! parle franc, tu parleras vite.

— Voici, répondit Planchet, vous me faites l’effet d’aller à une expédition quelconque.

— Je ne dis pas non.

— Alors vous auriez eu quelque idée nouvelle ?

— C’est possible, Planchet.

— Alors, il y aurait un nouveau capital à aventurer ? Je mets cinquante mille livres sur l’idée que vous allez exploiter.

Et, ce disant, Planchet frotta ses mains l’une contre l’autre avec la rapidité que donne une grande joie.

— Planchet, répliqua d’Artagnan, il n’y a qu’un malheur.

— Et lequel ?

— L’idée n’est pas à moi… Je ne puis rien placer dessus.

Ces mots arrachèrent un gros soupir du cœur de Planchet. C’est une ardente conseillère, l’avarice ; elle enlève son homme comme Satan fit à Jésus sur la montagne, lorsqu’une fois elle a montré à un malheureux tous les royaumes de la terre, elle peut se reposer, sachant bien qu’elle a laissé sa compagne, l’envie, pour mordre le cœur.

Planchet avait goûté la richesse facile, il ne devait plus s’arrêter dans ses désirs ; mais, comme c’était un bon cœur malgré son avidité, comme il adorait d’Artagnan, il ne put s’empêcher de lui faire mille recommandations plus affectueuses les unes que les autres.

Il n’eût pas été fâché non plus d’attraper une petite bribe du secret que cachait si bien son maître : ruses, mines, conseils et traquenards furent inutiles ; d’Artagnan ne lâcha rien de confidentiel.

La soirée se passa ainsi. Après souper, le portemanteau occupa d’Artagnan ; il fit un tour