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Tous ces cris formèrent un hurlement immense.

D’Artagnan vit Raoul pâlir ; il lui frappa rudement sur l’épaule.

Les chauffeurs, à ce grand cri, se retournèrent et demandèrent où l’on en était.

— Les condamnés arrivent, dit d’Artagnan.

— Bien, répondirent-ils en avivant la flamme de la cheminée.

D’Artagnan les regarda avec inquiétude ; il était évident que ces hommes qui faisaient un pareil feu, sans utilité aucune, avaient d’étranges intentions.

Les condamnés parurent sur la place. Ils marchaient à pied ; le bourreau devant eux ; cinquante archers se tenaient en haie à leur droite et à leur gauche. Tous deux étaient vêtus de noir, pâles mais résolus.

Ils regardaient impatiemment au-dessus des têtes en se haussant à chaque pas.

D’Artagnan remarqua ce mouvement.

— Mordious ! dit-il, ils sont bien pressés de voir la potence.

Raoul se reculait sans avoir la force cependant de quitter tout à fait la fenêtre. La terreur, elle aussi, a son attraction.

— À mort ! à mort ! crièrent cinquante mille voix.

— Oui, à mort ! hurlèrent une centaine de furieux, comme si la grande masse leur eût donné la réplique.

— À la hart ! à la hart ! cria le grand ensemble ; vive le roi !

— Tiens ! murmura d’Artagnan, c’est drôle, j’aurais cru que c’était M. de Colbert qui les faisait pendre, moi.

Il y eut en ce moment un refoulement qui arrêta un instant la marche des condamnés.

Les gens à mine hardie et résolue qu’avait remarqués d’Artagnan, à force de se presser, de se pousser, de se hausser, étaient parvenus à toucher presque la haie d’archers.

Le cortège se remit en marche.

Tout à coup, aux cris de : Vive Colbert ! ces hommes que d’Artagnan ne perdait pas de vue se jetèrent sur l’escorte, qui essaya vainement de lutter. Derrière ces hommes, il y avait la foule.

Alors commença, au milieu d’un affreux vacarme, une affreuse confusion.

Cette fois, ce sont mieux que des cris d’attente ou des cris de joie, ce sont des cris de douleur.

En effet, les hallebardes frappent, les épées trouent, les mousquets commencent à tirer.

Il se fit alors un tourbillonnement étrange au milieu duquel d’Artagnan ne vit plus rien.

Puis de ce chaos surgit tout à coup comme une intention visible, comme une volonté arrêtée.

Les condamnés avaient été arrachés des mains des gardes et on les entraînait vers la maison de l’Image de Notre-Dame.

Ceux qui les entraînaient criaient : Vive Colbert !

Le peuple hésitait, ne sachant s’il devait tomber sur les archers ou sur les agresseurs.

Ce qui arrêtait le peuple, c’est que ceux qui criaient : Vive Colbert ! commençaient à crier en même temps : Pas de hart ! à bas la potence ! au feu ! au feu ! brûlons les voleurs ! brûlons les affameurs !

Ce cri poussé d’ensemble obtint un succès d’enthousiasme.

La populace était venue pour voir un supplice, et voilà qu’on lui offrait l’occasion d’en faire un elle-même.

C’était ce qui pouvait être le plus agréable à la populace. Aussi se rangea-t-elle immédiatement du parti des agresseurs contre les archers, en criant avec la minorité, devenue, grâce à elle, majorité des plus compactes :

— Oui, oui, au feu, les voleurs ! vive Colbert !

— Mordious ! s’écria d’Artagnan, il me semble que cela devient sérieux.

Un des hommes qui se tenaient près de la cheminée s’approcha de la fenêtre, son brandon à la main.

— Ah ! ah ! dit-il, cela chauffe.

Puis, se retournant vers son compagnon :

— Voilà le signal ! dit-il.

Et soudain il appuya le tison brûlant à la boiserie.

Ce n’était pas une maison tout à fait neuve que le cabaret de l’Image de Notre-Dame ; aussi ne se fit-elle pas prier pour prendre feu.

En une seconde, les ais craquent et la flamme monte en pétillant. Un hurlement du dehors répond aux cris que poussent les incendiaires.

D’Artagnan, qui n’a rien vu parce qu’il regarde sur la place, sent à la fois la fumée qui l’étouffe et la flamme qui le grille.

— Holà ! s’écrie-t-il en se retournant, le feu est-il ici ? êtes-vous fous ou enragés, mes maîtres ?

Les deux hommes le regardèrent d’un air étonné.

— Eh quoi ! demandèrent-ils à d’Artagnan, n’est-ce pas chose convenue ?

— Chose convenue que vous brûlerez ma maison ? vocifère d’Artagnan en arrachant le tison des mains de l’incendiaire et le lui portant au visage.

Le second veut porter secours à son camarade ; mais Raoul le saisit, l’enlève et le jette par la fenêtre, tandis que d’Artagnan pousse son compagnon par les degrés.

Raoul, le premier libre, arrache les lambris qu’il jette tout fumants par la chambre.

D’un coup d’œil, d’Artagnan voit qu’il n’y a plus rien à craindre pour l’incendie et court à la fenêtre.

Le désordre est à son comble. On crie à la fois : Au feu ! au meurtre ! à la hart ! au bûcher ! vive Colbert et vive le roi !

Le groupe qui arrache les patients aux mains des archers s’est rapproché de la maison, qui semble le but vers lequel on les entraîne.

Menneville est à la tête du groupe criant plus haut que personne :

— Au feu ! au feu ! vive Colbert !

D’Artagnan commence à comprendre. On veut brûler les condamnés, et sa maison est le bûcher qu’on leur prépare.

— Halte-là ! cria-t-il l’épée à la main et un pied sur la fenêtre. Menneville, que voulez-vous ?

— Monsieur d’Artagnan, s’écria celui-ci, passage, passage !