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combrés, car la population de Paris, dans ces jours de grande exécution, se divise en deux catégories : ceux qui veulent voir passer les condamnés, ceux-là sont les cœurs timides et doux, mais curieux de philosophie, et ceux qui veulent voir les condamnés mourir, ceux-là sont les cœurs avides d’émotions.

Ce jour-là, M. d’Artagnan, ayant reçu ses dernières instructions du roi et fait ses adieux à ses amis, et pour le moment le nombre en était réduit à Planchet, se traça le plan de sa journée comme doit le faire tout homme occupé et dont les instants sont comptés, parce qu’il apprécie leur importance.

— Le départ est, dit-il, fixé au point du jour, trois heures du matin ; j’ai donc quinze heures devant moi. Ôtons-en les six heures de sommeil qui me sont indispensables, six ; une heure de repas, sept ; une heure de visite à Athos, huit ; deux heures pour l’imprévu. Total : dix.

Restent donc cinq heures.

Une heure pour toucher, c’est-à-dire pour me faire refuser l’argent chez M. Fouquet ; une autre pour aller chercher cet argent chez M. Colbert et recevoir ses questions et ses grimaces ; une heure pour surveiller mes armes, mes habits et faire graisser mes bottes.

Il me reste encore deux heures. Mordious ! que je suis riche !

Et ce disant, d’Artagnan sentit une joie étrange, une joie de jeunesse, un parfum de ces belles et heureuses années d’autrefois monter à sa tête et l’enivrer.

— Pendant ces deux heures, j’irai, dit le mousquetaire, toucher mon quartier de loyer de l’Image de Notre-Dame. Ce sera réjouissant. Trois cent soixante-quinze livres ! Mordious ! que c’est étonnant ! Si le pauvre qui n’a qu’une livre dans sa poche avait une livre et douze deniers, ce serait justice, ce serait excellent ; mais jamais pareille aubaine n’arrive au pauvre. Le riche, au contraire, se fait des revenus avec son argent, auquel il ne touche pas… Voilà trois cent soixante-quinze livres qui me tombent du ciel.

J’irai donc à l’Image de Notre-Dame, et je boirai avec mon locataire un verre de vin d’Espagne qu’il ne manquera pas de m’offrir.

Mais il faut de l’ordre, monsieur d’Artagnan, il faut de l’ordre.

Organisons donc notre temps et répartissons-en l’emploi.

Art. 1er. Athos.

Art. 2. L’Image de Notre-Dame.

Art. 3. M. Fouquet.

Art. 4. M. Colbert.

Art. 5. Souper.

Art. 6. Habits, bottes, chevaux, portemanteau.

Art. 7 et dernier. Le sommeil.

En conséquence de cette disposition, d’Artagnan s’en alla tout droit chez le comte de La Fère, auquel modestement et naïvement il raconta une partie de ses bonnes aventures.

Athos n’était pas sans inquiétude depuis la veille au sujet de cette visite de d’Artagnan au roi ; mais quatre mots lui suffirent comme explications. Athos devina que Louis avait chargé d’Artagnan de quelque mission importante et n’essaya pas même de lui faire avouer le secret. Il lui recommanda de se ménager, lui offrit discrètement de l’accompagner si la chose était possible.

— Mais, cher ami, dit d’Artagnan, je ne pars point.

— Comment ! vous venez me dire adieu et vous ne partez point ?

— Oh ! si fait, si fait, répliqua d’Artagnan en rougissant un peu, je pars pour faire une acquisition.

— C’est autre chose. Alors, je change ma formule. Au lieu de : « Ne vous faites pas tuer, » je dirai : « Ne vous faites pas voler. »

— Mon ami, je vous ferai prévenir si j’arrête mon idée sur quelque propriété ; puis vous voudrez bien me rendre le service de me conseiller.

— Oui, oui, dit Athos, trop délicat pour se permettre la compensation d’un sourire.

Raoul imitait la réserve paternelle. D’Artagnan comprit qu’il était par trop mystérieux de quitter des amis sous un prétexte sans leur dire même la route qu’on prenait.

— J’ai choisi Le Mans, dit-il à Athos. Est-ce pas un bon pays ?

— Excellent, mon ami, répliqua le comte sans lui faire remarquer que Le Mans était dans la même direction que la Touraine, et qu’en attendant deux jours au plus il pourrait faire route avec un ami.

Mais d’Artagnan, plus embarrassé que le comte, creusait à chaque explication nouvelle le bourbier dans lequel il s’enfonçait peu à peu.

— Je partirai demain au point du jour, dit-il enfin. Jusque-là, Raoul, veux-tu venir avec moi ?

— Oui, monsieur le chevalier, dit le jeune homme, si M. le comte n’a pas affaire de moi.

— Non, Raoul ; j’ai audience aujourd’hui de Monsieur, frère du roi, voilà tout.

Raoul demanda son épée à Grimaud, qui la lui apporta sur-le-champ.

— Alors, ajouta d’Artagnan ouvrant ses deux bras à Athos, adieu, cher ami !

Athos l’embrassa longuement, et le mousquetaire, qui comprit bien sa discrétion, lui glissa à l’oreille :

— Affaire d’État !

Ce à quoi Athos ne répondit que par un serrement de main plus significatif encore.

Alors ils se séparèrent. Raoul prit le bras de son vieil ami, qui l’emmena par la rue Saint-Honoré.

— Je te conduis chez le dieu Plutus, dit d’Artagnan au jeune homme ; prépare-toi ; toute la journée tu verras empiler des écus. Suis-je changé, mon Dieu !

— Oh ! oh ! voilà bien du monde dans la rue, dit Raoul.

— Est-ce procession, aujourd’hui ? demanda d’Artagnan à un flâneur.

— Monsieur, c’est pendaison, répliqua le passant.

— Comment ! pendaison, fit d’Artagnan, en Grève ?

— Oui, Monsieur.

— Diable soit du maraud qui se fait pendre le