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moitié moins je ferais mettre à sac la moitié de Paris.

— Pas de désordre, dit Pellisson ; le gouverneur étant gagné, les deux prisonniers s’évadent ; une fois hors de cause, ils ameutent les ennemis de Colbert et prouvent au roi que sa jeune justice n’est pas infaillible, comme toutes les exagérations.

— Allez donc à Paris, Pellisson, dit Fouquet, et ramenez les deux victimes ; demain, nous verrons.

― Gourville, donnez les cinq cent mille livres à Pellisson.

— Prenez garde que le vent ne vous emporte, dit l’abbé ; quelle responsabilité, peste ! Laissez-moi vous aider un peu.

— Silence ! dit Fouquet ; on s’approche. Ah ! le feu d’artifice est d’un effet magique !

À ce moment, une pluie d’étincelles tomba, ruisselante, dans les branchages du bois voisin.

Pellisson et Gourville sortirent ensemble par la porte de la galerie ; Fouquet descendit au jardin avec les cinq derniers conjurés.


LVIII

LES ÉPICURIENS.


Comme Fouquet donnait ou paraissait donner toute son attention aux illuminations brillantes, à la musique langoureuse des violons et des hautbois, aux gerbes étincelantes des artifices qui, embrasant le ciel de fauves reflets, accentuaient, derrière les arbres, la sombre silhouette du donjon de Vincennes ; comme, disons-nous, le surintendant souriait aux dames et aux poëtes, la fête ne fut pas moins gaie qu’à l’ordinaire, et Vatel, dont le regard inquiet, jaloux même, interrogeait avec insistance le regard de Fouquet, ne se montra pas mécontent de l’accueil fait à l’ordonnance de la soirée.

Le feu tiré, la société se dispersa dans les jardins et sous les portiques de marbre, avec cette molle liberté qui décèle, chez le maître de la maison, tant d’oubli de la grandeur, tant de courtoise hospitalité, tant de magnifique insouciance.

Les poëtes s’égarèrent, bras dessus bras dessous, dans les bosquets ; quelques-uns s’étendirent sur des lits de mousse, au grand désastre des habits de velours et des frisures, dans lesquelles s’introduisaient les petites feuilles sèches et les brins de verdure.

Les dames, en petit nombre, écoutèrent les chants des artistes et les vers des poëtes ; d’autre écoutèrent la prose que disaient, avec beaucoup d’art, des hommes qui n’étaient ni comédiens ni poëtes, mais à qui la jeunesse et la solitude donnaient une éloquence inaccoutumée qui leur paraissait être la préférable de toutes.

— Pourquoi, dit La Fontaine, notre maître Épicure n’est-il pas descendu au jardin ? Jamais Épicure n’abandonnait ses disciples, le maître a tort.

— Monsieur, lui dit Conrart, vous avez bien tort de persister à vous décorer du nom d’épicurien ; en vérité, rien ici ne rappelle la doctrine du philosophe de Gargette.

— Bah ! répliqua La Fontaine, n’est-il pas écrit qu’Épicure acheta un grand jardin et y vécut tranquillement avec ses amis ?

— C’est vrai.

— Eh bien ! M. Fouquet n’a-t-il pas acheté un grand jardin à Saint-Mandé, et n’y vivons-nous pas, fort tranquillement avec lui et nos amis ?

— Oui, sans doute ; malheureusement ce n’est ni le jardin ni les amis qui peuvent faire la ressemblance. Or, où est la ressemblance de la doctrine de M. Fouquet avec celle d’Épicure ?

— La voici : « Le plaisir donne le bonheur. »

— Après ?

— Eh bien ?

— Je ne crois pas que nous nous trouvions malheureux, moi, du moins. Un bon repas, du vin de Joigny qu’on a la délicatesse d’aller chercher pour moi à mon cabaret favori ; pas une ineptie dans tout un souper d’une heure, malgré dix millionnaires et vingt poëtes.

— Je vous arrête là. Vous avez parlé de vin de Joigny et d’un bon repas ; persistez-vous ?

— Je persiste, antecho, comme on dit à Port-Royal.

— Alors, rappelez-vous que le grand Épicure vivait et faisait vivre ses disciples de pain, de légumes et d’eau claire.

— Cela n’est pas certain, dit La Fontaine, et vous pourriez bien confondre Épicure avec Pythagore, mon cher Conrart.

— Souvenez-vous aussi que le philosophe ancien était un assez mauvais ami des dieux et des magistrats.

— Oh ! voilà ce que je ne puis souffrir, répliqua La Fontaine, Épicure comme M. Fouquet…

— Ne le comparez pas à M. le surintendant, dit Conrart, d’une voix émue, sinon vous accréditeriez les bruits qui courent déjà sur lui et sur nous.

— Quels bruits ?

— Que nous sommes de mauvais Français, tièdes au monarque, sourds à la loi.

— J’en reviens donc à mon texte, alors, dit La Fontaine. Écoutez, Conrart, voici la morale d’Épicure… lequel, d’ailleurs, je considère, s’il faut que je vous le dise, comme un mythe. Tout ce qu’il y a d’un peu tranché dans l’Antiquité est mythe. Jupiter, si l’on veut bien y faire attention, c’est la vie, Alcide, c’est la force. Les mots sont là pour me donner raison : Zeus, c’est zèn, vivre ; Alcide, c’est alcé, vigueur. Eh bien ! Épicure, c’est la douce surveillance, c’est la protection ; or, qui surveille mieux l’État et qui protège mieux les individus que M. Fouquet ?

— Vous me parlez étymologie, mais non pas morale : je dis que, nous autres épicuriens modernes, nous sommes de fâcheux citoyens.

— Oh ! s’écria la Fontaine, si nous devenons de fâcheux citoyens, ce ne sera pas en suivant les maximes du maître. Écoutez un de ses principaux aphorismes.

— J’écoute.