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— Attendez-moi, dit Raoul, je reviens.

— Tu quittes ton détachement ?

— Le cornette est là pour me remplacer.

— Tu viens dîner avec moi ?

— Très-volontiers, monsieur d’Artagnan.

— Alors fais vite, quitte ton cheval ou fais-m’en donner un.

— J’aime mieux revenir à pied avec vous.

Raoul se hâta d’aller prévenir le cornette, qui prit rang à sa place ; puis il mit pied à terre, donna son cheval à l’un des dragons, et, tout joyeux, prit le bras de M. d’Artagnan, qui le considérait depuis toutes ces évolutions avec la satisfaction d’un connaisseur.

— Et tu viens de Vincennes ? dit-il d’abord.

— Oui, monsieur le chevalier.

— Le cardinal ?…

— Est bien malade ; on dit même qu’il est mort.

— Es-tu bien avec M. Fouquet ? demanda d’Artagnan, montrant, par un dédaigneux mouvement d’épaules, que cette mort de Mazarin ne l’affectait pas outre mesure.

— Avec M. Fouquet ? dit Raoul. Je ne le connais pas.

— Tant pis, tant pis, car un nouveau roi cherche toujours à se faire des créatures.

— Oh ! le roi ne me veut pas de mal, répondit le jeune homme.

— Je ne parle pas de la couronne, dit d’Artagnan, mais du roi… Le roi, c’est M. Fouquet, à présent que le cardinal est mort. Il s’agit d’être très-bien avec M. Fouquet, si tu ne veux pas moisir toute ta vie comme j’ai moisi… Il est vrai que tu as d’autres protecteurs, fort heureusement.

— M. le Prince, d’abord.

— Usé, usé, mon ami.

— M. le comte de La Fère.

— Athos ? oh ! c’est différent ; oui, Athos… et si tu veux faire un bon chemin en Angleterre, tu ne peux mieux t’adresser. Je te dirai même, sans trop de vanité, que moi-même j’ai quelque crédit à la cour de Charles II. Voilà un roi, à la bonne heure !

— Ah ! fit Raoul avec la curiosité naïve des jeunes gens bien nés qui entendent parler l’expérience et la valeur.

— Oui, un roi qui s’amuse, c’est vrai, mais qui a su mettre l’épée à la main et apprécier les hommes utiles. Athos est bien avec Charles II. Prends-moi du service par là, et laisse un peu les cuistres de traitants qui volent aussi bien avec des mains françaises qu’avec des doigts italiens ; laisse le petit pleurard de roi, qui va nous donner un règne de François II. Sais-tu l’histoire, Raoul ?

— Oui, monsieur le chevalier.

— Tu sais que François II avait toujours mal aux oreilles, alors ?

— Non, je ne le savais pas.

— Que Charles IX avait toujours mal à la tête ?

— Ah !

— Et Henri III toujours mal au ventre ?

Raoul se mit à rire.

— Eh bien ! mon cher ami, Louis XIV a toujours mal au cœur ; c’est déplorable à voir, qu’un roi soupire du soir au matin, et ne dise pas une fois dans la journée : « Ventre-saint-gris ! » ou « Corbœuf ! » quelque chose qui réveille, enfin.

— C’est pour cela, monsieur le chevalier, que vous avez quitté le service ? demanda Raoul.

— Oui.

— Mais vous-même, cher monsieur d’Artagnan, vous jetez le manche après la cognée ; vous ne ferez pas fortune.

— Oh ! moi, répliqua d’Artagnan d’un ton léger, je suis fixé. J’avais quelque bien de ma famille.

Raoul le regarda. La pauvreté de d’Artagnan était proverbiale. Gascon, il enchérissait, par le guignon, sur toutes les gasconnades de France et de Navarre ; Raoul, cent fois, avait entendu nommer Job et d’Artagnan, comme on nomme les jumeaux Romulus et Rémus.

D’Artagnan surprit ce regard d’étonnement.

— Et puis ton père t’aura dit que j’avais été en Angleterre ?

— Oui, monsieur le chevalier.

— Et que j’avais fait là une heureuse rencontre ?

— Non, Monsieur, j’ignorais cela.

— Oui, un de mes bons amis, un très-grand seigneur, le vice-roi d’Écosse et d’Irlande, m’a fait retrouver un héritage.

— Un héritage ?

— Assez rond.

— En sorte que vous êtes riche ?

— Peuh !…

— Recevez mes bien sincères compliments.

— Merci… Tiens, voici ma maison.

— Place de Grève ?

— Oui ; tu n’aimes pas ce quartier ?

— Au contraire : l’eau est belle à voir… Oh ! la jolie maison antique.

— L’Image-de-Notre-Dame, c’est un vieux cabaret que j’ai transformé en maison depuis deux jours.

— Mais le cabaret est toujours ouvert ?

— Pardieu !

— Et vous, où logez-vous ?

— Moi, je loge chez Planchet.

— Vous m’avez dit tout à l’heure : « Voici ma maison ! »

— Je l’ai dit parce que c’est ma maison en effet… j’ai acheté cette maison.

— Ah ! fit Raoul.

— Le denier dix, mon cher Raoul ; une affaire superbe !… J’ai acheté la maison trente mille livres : elle a un jardin sur la rue de la Mortellerie ; le cabaret se loue mille livres avec le premier étage ; le grenier, ou second étage, cinq cents livres.

— Allons donc !

— Sans doute.

— Un grenier cinq cents livres ? Mais ce n’est pas habitable.

— Aussi ne l’habite-t-on pas ; seulement, tu vois que ce grenier a deux fenêtres sur la place.

— Oui, Monsieur.

— Eh bien, chaque fois qu’on roue, qu’on pend, qu’on écartèle ou qu’on brûle, les deux fenêtres se louent jusqu’à vingt pistoles.

— Oh ! fit Raoul avec horreur.