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— Monsieur, vous aurez cette correspondance et m’en rendrez compte.

— Maintenant, sire, qu’aurai-je à faire des finances ?

— Tout ce que M. Fouquet ne fera pas.

— C’est là ce que je demandais à Votre Majesté. Merci, je pars tranquille.

Il partit en effet sur ces mots. Louis le regarda partir. Colbert n’était pas encore à cent pas du Louvre que le roi reçut un courrier d’Angleterre. Après avoir regardé, sondé l’enveloppe, le roi la décacheta précipitamment, et trouva tout d’abord une lettre du roi Charles II. Voici ce que le prince anglais écrivait à son royal frère :

« Votre Majesté doit être fort inquiète de la maladie de M. le cardinal Mazarin ; mais l’excès du danger ne peut que vous servir. Le cardinal est condamné par son médecin. Je vous remercie de la gracieuse réponse que vous avez faite à ma communication touchant lady Henriette Stuart, ma sœur, et dans huit jours la princesse partira pour Paris avec sa cour.

« Il est doux pour moi de reconnaître la fraternelle amitié que vous m’avez témoignée, et de vous appeler plus justement encore mon frère. Il m’est doux, surtout, de prouver à Votre Majesté combien je m’occupe de ce qui peut lui plaire. Vous faites sourdement fortifier Belle-Isle-en-Mer. C’est un tort. Jamais nous n’aurons la guerre ensemble. Cette mesure ne m’inquiète pas ; elle m’attriste… Vous dépensez là des millions inutiles, dites-le bien à vos ministres, et croyez que ma police est bien informée ; rendez-moi, mon frère, les mêmes services, le cas échéant. »

Le roi sonna violemment, et son valet de chambre parut.

— M. Colbert sort d’ici et ne peut être loin… Qu’on l’appelle, s’écria-t-il.

Le valet de chambre allait exécuter l’ordre, le roi l’arrêta.

— Non, dit-il, non… Je vois toute la trame de cet homme. Belle-Isle est à M. Fouquet ; Belle-Isle fortifiée, c’est une conspiration de M. Fouquet… La découverte de cette conspiration, c’est la ruine du surintendant, et cette découverte résulte de la correspondance d’Angleterre ; voilà pourquoi Colbert voulait avoir cette correspondance. Oh ! je ne puis cependant mettre toute ma force sur cet homme ; il n’est que la tête, il me faut le bras.

Louis poussa tout à coup un cri joyeux.

— J’avais, dit-il au valet de chambre, un lieutenant de mousquetaires ?

— Oui, sire ; M. d’Artagnan.

— Il a quitté momentanément mon service ?

— Oui, sire.

— Qu’on me le trouve, et que demain il soit ici à mon lever.

Le valet de chambre s’inclina et sortit.

— Treize millions dans ma cave, dit alors le roi ; Colbert tenant ma bourse et d’Artagnan portant mon épée : je suis roi !


LI

UNE PASSION.


Le jour même de son arrivée, en revenant du Palais-Royal, Athos, comme nous l’avons vu, rentra en son hôtel de la rue Saint-Honoré.

Il y trouva le vicomte de Bragelonne qui l’attendait dans sa chambre en faisant la conversation avec Grimaud.

Ce n’était pas une chose aisée que de causer avec le vieux serviteur ; deux hommes seulement possédaient ce secret : Athos et d’Artagnan. Le premier y réussissait, parce que Grimaud cherchait à le faire parler lui-même ; d’Artagnan, au contraire, parce qu’il savait faire causer Grimaud.

Raoul était occupé à se faire raconter le voyage d’Angleterre, et Grimaud l’avait conté dans tous ses détails avec un certain nombre de gestes et huit mots, ni plus ni moins. Il avait d’abord indiqué, par un mouvement onduleux de la main, que son maître et lui avaient traversé la mer.

— Pour quelque expédition ? avait demandé Raoul.

Grimaud, baissant la tête, avait répondu :

— Oui.

— Où M. le comte courut des dangers ? interrogea Raoul.

Grimaud haussa légèrement les épaules comme pour dire : « Ni trop ni peu. »

— Mais encore, quels dangers ? insista Raoul.

Grimaud montra l’épée, il montra le feu et un mousquet pendu au mur.

— M. le comte avait donc là-bas un ennemi ? s’écria Raoul.

— Monck, répliqua Grimaud.

— Il est étrange, continua Raoul, que M. le comte persiste à me regarder comme un novice et à ne pas me faire partager l’honneur ou le danger de ces rencontres.

Grimaud sourit.

C’est à ce moment que revint Athos.

L’hôte lui éclairait l’escalier, et Grimaud, reconnaissant le pas de son maître, courut à sa rencontre, ce qui coupa court à l’entretien.

Mais Raoul était lancé en voie d’interrogation ; il ne s’arrêta pas, et, prenant les deux mains du comte avec une tendresse vive, mais respectueuse :

— Comment se fait-il, Monsieur, dit-il, que vous partiez pour un voyage dangereux sans me dire adieu, sans me demander l’aide de mon épée, à moi qui dois être pour vous un soutien, depuis que j’ai de la force ; à moi, que vous avez élevé comme un homme ? Ah ! Monsieur, voulez-vous donc m’exposer à cette cruelle épreuve de ne plus vous revoir jamais ?

— Qui vous a dit, Raoul, que mon voyage fût dangereux ? répliqua le comte en déposant son manteau et son chapeau dans les mains de Grimaud, qui venait de lui dégrafer l’épée.