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écrit à Sa Majesté le roi Louis XIV, ce n’est pas à Son Éminence le cardinal Mazarin ; dans cette distinction, je ne vois aucune diplomatie.

— Ah ! s’écria Mazarin en relevant sa tête amaigrie et en frappant de la main sur sa tête, je me souviens maintenant !

Athos le regarda étonné.

— Oui, c’est cela ! dit le cardinal en continuant de regarder son interlocuteur ; oui, c’est bien cela… Je vous reconnais, Monsieur. Ah ! diavolo! je ne m’étonne plus.

— En effet, je m’étonnais qu’avec l’excellente mémoire de Votre Éminence, répondit en souriant Athos, Votre Éminence ne m’eût pas encore reconnu.

— Toujours récalcitrant et grondeur… Monsieur… Monsieur… comment vous appelait-on ? Attendez donc… un nom de fleuve… Potamos… non… un nom d’île… Naxos… non, per Jove ! un nom de montagne… Athos ! m’y voilà ! Enchanté de vous revoir, et de n’être plus à Rueil, où vous me fîtes payer rançon avec vos damnés complices… Fronde ! toujours Fronde ! Fronde maudite ! oh ! quel levain ! Ah çà, Monsieur, pourquoi vos antipathies ont-elles survécu aux miennes ? Si quelqu’un avait à se plaindre, pourtant, je crois que ce n’était pas vous, qui vous êtes tiré de là, non-seulement les brayes nettes, mais encore avec le cordon du Saint-Esprit au cou.

— Monsieur le cardinal, répondit Athos, permettez-moi de ne pas entrer dans des considérations de cet ordre. J’ai une mission à remplir… me faciliterez-vous les moyens de remplir cette mission ?

— Je m’étonne, dit Mazarin, tout joyeux d’avoir retrouvé la mémoire, et tout hérissé de pointes malicieuses ; je m’étonne, Monsieur… Athos… qu’un frondeur tel que vous ait accepté une mission près du Mazarin, comme on disait dans le bon temps…

Et Mazarin se mit à rire, malgré une toux douloureuse qui coupait chacune de ses phrases et qui en faisait des sanglots.

— Je n’ai accepté de mission qu’auprès du roi de France, monsieur le cardinal, riposta le comte avec moins d’aigreur cependant, car il croyait avoir assez d’avantages pour se montrer modéré.

— Il faudra toujours, monsieur le frondeur, dit Mazarin gaiement, que, du roi, l’affaire dont vous vous êtes chargé…

— Dont on m’a chargé, Monseigneur ; je ne cours pas après les affaires.

— Soit ! il faudra, dis-je, que cette négociation passe un peu par mes mains… Ne perdons pas un temps précieux… dites-moi les conditions.

— J’ai eu l’honneur d’assurer à Votre Éminence que la lettre seule de Sa Majesté le roi Charles II contenait la révélation de son désir.

— Tenez ! vous êtes ridicule avec votre roideur, monsieur Athos. On voit que vous vous êtes frotté aux puritains de là-bas… Votre secret, je le sais mieux que vous, et vous avez eu tort, peut-être, de ne pas avoir quelques égards pour un homme très-vieux et très-souffrant, qui a beaucoup travaillé dans sa vie et tenu bravement la campagne pour ses idées, comme vous pour les vôtres… Vous ne voulez rien dire ? bien ; vous ne voulez pas me communiquer votre lettre ?… à merveille ; venez avec moi dans ma chambre, vous allez parler au roi… et devant le roi… Maintenant, un dernier mot : Qui donc vous a donné la Toison ? Je me rappelle que vous passiez pour avoir la Jarretière ; mais quant à la Toison, je ne savais pas…

— Récemment, Monseigneur, l’Espagne, à l’occasion du mariage de Sa Majesté Louis XIV, a envoyé au roi Charles II un brevet de la Toison en blanc ; Charles II me l’a transmis aussitôt, en remplissant le blanc avec mon nom.

Mazarin se leva, et, s’appuyant sur le bras de Bernouin, il rentra dans sa ruelle, au moment où l’on annonçait dans la chambre : « Monsieur le Prince ! » Le prince de Condé, le premier prince du sang, le vainqueur de Rocroy, de Lens et de Nordlingen, entrait en effet chez monseigneur de Mazarin, suivi de ses gentilshommes, et déjà il saluait le roi, quand le Premier ministre souleva son rideau.

Athos eut le temps d’apercevoir Raoul serrant la main du comte de Guiche, et d’échanger un sourire contre son respectueux salut.

Il eut le temps de voir aussi la figure rayonnante du cardinal, lorsqu’il aperçut devant lui, sur la table, une masse énorme d’or que le comte de Guiche avait gagnée, par une heureuse veine, depuis que Son Éminence lui avait confié les cartes. Aussi, oubliant ambassadeur, ambassade et prince, sa première pensée fut-elle pour l’or.

— Quoi ! s’écria le vieillard, tout cela… de gain ?

— Quelque chose comme cinquante mille écus ; oui, Monseigneur, répliqua le comte de Guiche en se levant. Faut-il que je rende la place à Votre Éminence ou que je continue ?

— Rendez, rendez ! Vous êtes un fou. Vous reperdriez tout ce que vous avez gagné, peste !

— Monseigneur, dit le prince de Condé en saluant.

— Bonsoir, monsieur le Prince, dit le ministre d’un ton léger ; c’est bien aimable à vous de rendre visite à un ami malade.

— Un ami !… murmura le comte de La Fère en voyant avec stupeur cette alliance monstrueuse de mots ; ami ! lorsqu’il s’agit de Mazarin et de Condé.

Mazarin devina la pensée de ce frondeur, car il lui sourit avec triomphe, et tout aussitôt :

— Sire, dit-il au roi, j’ai l’honneur de présenter à Votre Majesté monsieur le comte de La Fère, ambassadeur de Sa Majesté Britannique… Affaire d’État, Messieurs ! ajouta-t-il en congédiant de la main tous ceux qui garnissaient la chambre, et qui, le prince de Condé en tête, s’éclipsèrent sur le geste seul de Mazarin.

Raoul, après un dernier regard jeté au comte de La Fère, suivit M. de Condé.

Philippe d’Anjou et la reine parurent alors se consulter comme pour partir.

— Affaire de famille, dit subitement Mazarin en les arrêtant sur leurs sièges. Monsieur, que voici, apporte au roi une lettre par laquelle Charles II, complètement restauré sur le trône, demande une alliance entre Monsieur, frère du