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bien la grâce d’avoir peur de moi. Eh bien ! écoutez : Au moindre mot qui vous échapperait, je vous tuerais comme un poulet. J’ai déjà dans ma poche l’absolution de notre saint-père le pape.

— Je vous assure que je ne sais absolument rien, mon cher monsieur d’Artagnan, et que toutes vos paroles sont pour moi articles de foi.

— J’étais bien sûr que vous étiez un garçon d’esprit, dit le mousquetaire ; il y a vingt-cinq ans que je vous ai jugé. Ces cinquante écus d’or que je vous donne en plus vous prouveront le cas que je fais de vous. Prenez.

— Merci, monsieur d’Artagnan, dit Menneville.

— Avec cela vous pouvez réellement devenir honnête homme, répliqua d’Artagnan du ton le plus sérieux. Il serait honteux qu’un esprit comme le vôtre et un nom que vous n’osez plus porter se trouvassent effacés à jamais sous la rouille d’une mauvaise vie. Devenez galant homme, Menneville, et vivez un an avec ces cent écus d’or, c’est un beau denier : deux fois la solde d’un haut officier. Dans un an, venez me voir, et, mordioux ! je ferai de vous quelque chose.

Menneville jura, comme avaient fait ses camarades, qu’il serait muet comme la tombe. Et cependant, il faut bien que quelqu’un ait parlé, et comme à coup sûr ce n’est pas nos neuf compagnons, comme certainement ce n’est pas Menneville, il faut bien que ce soit d’Artagnan, qui, en sa qualité de Gascon, avait la langue bien près des lèvres. Car enfin, si ce n’est pas lui, qui serait-ce ? Et comment s’expliquerait le secret du coffre de sapin percé de trous parvenu à notre connaissance, et d’une façon si complète, que nous en avons, comme on a pu le voir, raconté l’histoire dans ses détails les plus intimes ? détails qui, au reste, éclairent d’un jour aussi nouveau qu’inattendu toute cette portion de l’histoire d’Angleterre, laissée jusqu’aujourd’hui dans l’ombre par les historiens nos confrères.


XXXVIII

OÙ L’ON VOIT QUE L’ÉPICIER FRANÇAIS S’ÉTAIT DÉJÀ RÉHABILITÉ AU XVIIe SIÈCLE.


Une fois ses comptes réglés et ses recommandations faites, d’Artagnan ne songea plus qu’à regagner Paris le plus promptement possible. Athos, de son côté, avait hâte de regagner sa maison et de s’y reposer un peu. Si entiers que soient restés le caractère et l’homme, après les fatigues du voyage, le voyageur s’aperçoit avec plaisir, à la fin du jour, même quand le jour a été beau, que la nuit va venir apporter un peu de sommeil. Aussi, de Boulogne à Paris, chevauchant côte à côte, les deux amis, quelque peu absorbés dans leurs pensées individuelles, ne causèrent-ils pas de choses assez intéressantes pour que nous en instruisions le lecteur : chacun d’eux, livré à ses réflexions personnelles, et se construisant l’avenir à sa façon, s’occupa surtout d’abréger la distance par la vitesse. Athos et d’Artagnan arrivèrent le soir du quatrième jour, après leur départ de Boulogne, aux barrières de Paris.

— Ou allez-vous, mon cher ami ? demanda Athos. Moi, je me dirige droit vers mon hôtel.

— Et moi tout droit chez mon associé.

— Chez Planchet ?

— Mon Dieu, oui ; au Pilon-d’Or.

— N’est-il pas bien entendu que nous nous reverrons ?

— Si vous restez à Paris, oui ; car j’y reste, moi.

— Non. Après avoir embrassé Raoul, à qui j’ai fait donner rendez-vous chez moi, dans l’hôtel, je pars immédiatement pour La Fère.

— Eh bien ! adieu, alors, cher et parfait ami.

— Au revoir plutôt, car enfin je ne sais pas pourquoi vous ne viendriez pas habiter avec moi à Blois. Vous voilà libre, vous voilà riche ; je vous achèterai, si vous voulez, un beau bien dans les environs de Cheverny ou dans ceux de Bracieux. D’un côté, vous aurez les plus beaux bois du monde, qui vont rejoindre ceux de Chambord ; de l’autre, des marais admirables. Vous qui aimez la chasse, et qui, bon gré mal gré, êtes poète, cher ami, vous trouverez des faisans, des râles et des sarcelles, sans compter des couchers de soleil et des promenades en bateau à faire rêver Nemrod et Apollon eux-mêmes. En attendant l’acquisition, vous habiterez La Fère, et nous irons voler la pie dans les vignes, comme faisait le roi Louis XIII. C’est un sage plaisir pour des vieux comme nous.

D’Artagnan prit les mains d’Athos.

— Cher comte, lui dit-il, je ne vous dis ni oui ni non. Laissez-moi passer à Paris le temps indispensable pour régler toutes mes affaires et m’accoutumer peu à peu à la très lourde et très reluisante idée qui bat dans mon cerveau et m’éblouit. Je suis riche, voyez-vous, et d’ici à ce que j’aie pris l’habitude de la richesse, je me connais, je serai un animal insupportable. Or, je ne suis pas encore assez bête pour manquer d’esprit devant un ami tel que vous, Athos. L’habit est beau, l’habit est richement doré, mais il est neuf, et me gêne aux entournures.

Athos sourit.

— Soit, dit-il. Mais à propos de cet habit, cher d’Artagnan, voulez-vous que je vous donne un conseil ?

— Oh ! très-volontiers.

— Vous ne vous fâcherez point ?

— Allons donc !

— Quand la richesse arrive à quelqu’un, tard et tout à coup, ce quelqu’un, pour ne pas changer, doit se faire avare, c’est-à-dire ne pas dépenser beaucoup plus d’argent qu’il n’en avait auparavant, ou se faire prodigue, et avoir tant de dettes qu’il redevienne pauvre.

— Oh ! mais, ce que vous me dites là ressemble fort à un sophisme, mon cher philosophe.

— Je ne crois pas. Voulez-vous devenir avare ?

— Non, parbleu ! Je l’étais déjà, n’ayant rien. Changeons.

— Alors, soyez prodigue.

— Encore moins, mordious ! les dettes m’épouvantent. Les créanciers me représentent par anticipation ces diables qui retournent les dam-