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douze hommes de sa garde écossaise, pour faire honneur à l’ambassadeur qu’il députait en France. À minuit le yacht avait déposé ses passagers à bord du vaisseau, et à huit heures du matin le vaisseau débarquait l’ambassadeur et son ami devant la jetée de Boulogne.

Tandis que le comte avec Grimaud s’occupait des chevaux pour aller droit à Paris, d’Artagnan courait à l’hôtellerie où, selon ses ordres, sa petite armée devait l’attendre. Ces messieurs déjeunaient d’huîtres, de poisson et d’eau-de-vie aromatisée, lorsque parut d’Artagnan. Ils étaient bien gais, mais aucun n’avait encore franchi les limites de la raison. Un hourra de joie accueillit le général.

— Me voici, dit d’Artagnan ; la campagne est terminée. Je viens apporter à chacun le supplément de solde qui était promis.

Les yeux brillèrent.

— Je gage qu’il n’y a déjà plus cent livres dans l’escarcelle du plus riche de vous ?

— C’est vrai ! s’écria-t-on en chœur.

— Messieurs, dit alors d’Artagnan, voici la dernière consigne. Le traité de commerce a été conclu, grâce à ce coup de main qui nous a rendus maîtres du plus habile financier de l’Angleterre ; car à présent, je dois vous l’avouer, l’homme qu’il s’agissait d’enlever, c’était le trésorier du général Monck.

Ce mot de trésorier produisit un certain effet dans son armée. D’Artagnan remarqua que les yeux du seul Menneville ne témoignaient pas d’une foi parfaite.

— Ce trésorier, continua d’Artagnan, je l’ai emmené sur un terrain neutre, la Hollande ; je lui ai fait signer le traité, je l’ai reconduit moi-même à Newcastle, et, comme il devait être satisfait de nos procédés à son égard, comme le coffre de sapin avait été porté toujours sans secousses et rembourré moelleusement, j’ai demandé pour vous une gratification. La voici.

Il jeta un sac assez respectable sur la nappe. Tous étendirent involontairement la main.

— Un moment, mes agneaux, dit d’Artagnan ; s’il y a les bénéfices, il y a aussi les charges.

— Oh ! oh ! murmura l’assemblée.

— Nous allons nous trouver, mes amis, dans une position qui ne serait pas tenable pour des gens sans cervelle ; je parle net : nous sommes entre la potence et la Bastille.

— Oh ! oh ! dit le chœur.

— C’est aisé à comprendre. Il a fallu expliquer au général Monck la disparition de son trésorier ; j’ai attendu pour cela le moment fort inespéré de la restauration du roi Charles II, qui est de mes amis…

L’armée échangea un regard de satisfaction contre le regard assez orgueilleux de d’Artagnan.

— Le roi restauré, j’ai rendu à M. Monck son homme d’affaires, un peu déplumé, c’est vrai, mais enfin je le lui ai rendu. Or, le général Monck, en me pardonnant, car il m’a pardonné, n’a pu s’empêcher de me dire ces mots que j’engage chacun de vous à se graver profondément là, entre les yeux, sous la voûte du crâne : « Monsieur, la plaisanterie est bonne, mais je n’aime pas naturellement les plaisanteries ; si jamais un mot de ce que vous avez fait (vous comprenez, monsieur Menneville) s’échappait de vos lèvres ou des lèvres de vos compagnons, j’ai dans mon gouvernement d’Écosse et d’Irlande sept cent quarante et une potences en bois de chêne, chevillées de fer et graissées à neuf toutes les semaines. Je ferais présent d’une de ces potences à chacun de vous, et, remarquez-le bien, cher monsieur d’Artagnan, ajouta-t-il (remarquez le aussi, cher monsieur Menneville), il m’en resterait encore sept cent trente pour mes menus plaisirs. De plus… »

— Ah ! ah ! firent les auxiliaires, il y a du plus ?

— Une misère de plus : « Monsieur d’Artagnan, j’expédie au roi de France le traité en question, avec prière de faire fourrer à la Bastille provisoirement, puis de m’envoyer là-bas tous ceux qui ont pris part à l’expédition ; et c’est une prière à laquelle le roi se rendra certainement. »

Un cri d’effroi partit de tous les coins de la table.

— Là ! là ! dit d’Artagnan ; ce brave M. Monck a oublié une chose, c’est qu’il ne sait le nom d’aucun d’entre vous ; moi seul je vous connais, et ce n’est pas moi, vous le croyez bien, qui vous trahirai. Pour quoi faire ? Quant à vous, je ne suppose pas que vous soyez jamais assez niais pour vous dénoncer vous-mêmes, car alors le roi, pour s’épargner des frais de nourriture et de logement, vous expédierait en Écosse, où sont les sept cent quarante et une potences. Voilà, messieurs. Et maintenant je n’ai plus un mot à ajouter à ce que je viens d’avoir l’honneur de vous dire. Je suis sûr que l’on m’a compris parfaitement, n’est-ce pas, monsieur de Menneville ?

— Parfaitement, répliqua celui-ci.

— Maintenant, les écus ! dit d’Artagnan. Fermez les portes.

Il dit et ouvrit un sac sur la table d’où tombèrent plusieurs beaux écus d’or. Chacun fit un mouvement vers le plancher.

— Tout beau ! s’écria d’Artagnan ; que personne ne se baisse et je retrouverai mon compte.

Il le retrouva en effet, donna cinquante de ces beaux écus à chacun, et reçut autant de bénédictions qu’il avait donné de pièces.

— Maintenant, dit-il, s’il vous était possible de vous ranger un peu, si vous deveniez de bons et honnêtes bourgeois…

— C’est bien difficile dit un des assistants.

— Mais pourquoi cela capitaine ? dit un autre.

— C’est parce que je vous aurais retrouvés, et, qui sait ? rafraîchis de temps en temps par quelque aubaine…

Il fit signe à Menneville, qui écoutait tout cela d’un air composé.

— Menneville, dit-il, venez avec moi. Adieu mes braves ; je ne vous recommande pas d’être discrets.

Menneville le suivit, tandis que les salutations des auxiliaires se mêlaient au doux bruit de l’or tintant dans leurs poches.

— Menneville, dit d’Artagnan une fois dans la rue, vous n’êtes pas dupe, prenez garde de le devenir ; vous ne me faites pas l’effet d’avoir peur des potences de Monck ni de la Bastille de Sa Majesté le roi Louis XIV, mais vous me ferez