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lames ; mais, si modeste que soit la mienne, je ne l’ai jamais rendue à personne.

D’Artagnan prit avec orgueil cette épée qui venait de faire un roi.

— Oh ! oh ! s’écria Charles II : quoi ! une épée qui m’a rendu mon trône sortirait de mon royaume et ne figurerait pas un jour parmi les joyaux de ma couronne ? Non, sur mon âme ! cela ne sera pas ! Capitaine d’Artagnan, je donne deux cent mille livres de cette épée : si c’est trop peu, dites-le-moi.

— C’est trop peu, sire, répliqua d’Artagnan avec un sérieux inimitable. Et d’abord je ne veux point la vendre ; mais Votre Majesté désire, et c’est là un ordre. J’obéis donc ; mais le respect que je dois à l’illustre guerrier qui m’entend me commande d’estimer à un tiers de plus le gage de ma victoire. Je demande donc trois cent mille livres de l’épée, ou je la donne pour rien à Votre Majesté.

Et, la prenant par la pointe, il la présenta au roi. Charles II se mit à rire aux éclats.

— Galant homme et joyeux compagnon ! Odds fish, n’est-ce pas, duc ? n’est-ce pas, comte ? Il me plaît et je l’aime. Tenez, chevalier d’Artagnan, dit-il, prenez ceci.

Et, allant à une table, il prit une plume et écrivit un bon de trois cent mille livres sur son trésorier.

D’Artagnan le prit, et se tournant gravement vers Monck :

— J’ai encore demandé trop peu, je le sais, dit-il ; mais croyez-moi, monsieur le duc, j’eusse aimé mieux mourir que de me laisser guider par l’avarice.

Le roi se remit à rire comme le plus heureux cokney de son royaume.

— Vous reviendrez me voir avant de partir, chevalier, dit-il ; j’aurai besoin d’une provision de gaieté, maintenant que mes Français vont être partis.

— Ah ! sire, il n’en sera pas de la gaieté comme de l’épée du duc, et je la donnerai gratis à Votre Majesté, répliqua d’Artagnan, dont les pieds ne touchaient plus la terre.

— Et vous, comte, ajouta Charles en se tournant vers Athos, revenez aussi, j’ai un important message à vous confier. Votre main, duc.

Monck serra la main du roi.

— Adieu, Messieurs, dit Charles en tendant chacune de ses mains aux deux Français, qui y posèrent leurs lèvres.

— Eh bien ! dit Athos quand ils furent dehors, êtes-vous content ?

— Chut ! dit d’Artagnan tout ému de joie ; je ne suis pas encore revenu de chez le trésorier… la gouttière peut me tomber sur la tête.


XXXIV

DE L’EMBARRAS DES RICHESSES.


D’Artagnan ne perdit pas de temps, et sitôt que la chose fut convenable et opportune, il rendit visite au seigneur trésorier de Sa Majesté.

Il eut alors la satisfaction d’échanger un morceau de papier, couvert d’une fort laide écriture, contre une quantité prodigieuse d’écus frappés tout récemment à l’effigie de Sa très-gracieuse Majesté Charles II.

D’Artagnan se rendait facilement maître de lui-même ; toutefois, en cette occasion, il ne put s’empêcher de témoigner une joie que le lecteur comprendra peut-être, s’il daigne avoir quelque indulgence pour un homme qui, depuis sa naissance, n’avait jamais vu tant de pièces et de rouleaux de pièces juxtaposés dans un ordre vraiment agréable à l’œil.

Le trésorier renferma tous ces rouleaux dans des sacs, ferma chaque sac d’une estampille aux armes d’Angleterre, faveur que les trésoriers n’accordent pas à tout le monde.

Puis, impassible et tout juste aussi poli qu’il devait l’être envers un homme honoré de l’amitié du roi, il dit à d’Artagnan :

— Emportez votre argent, Monsieur.

Votre argent ! Ce mot fit vibrer mille cordes que d’Artagnan n’avait jamais senties en son cœur.

Il fit charger les sacs sur un petit chariot et revint chez lui méditant profondément. Un homme qui possède trois cent mille livres ne peut plus avoir le front uni : une ride par chaque centaine de mille livres, ce n’est pas trop.

D’Artagnan s’enferma, ne dîna point, refusa sa porte à tout le monde, et, la lampe allumée, le pistolet armé sur la table, il veilla toute la nuit, rêvant au moyen d’empêcher que ces beaux écus, qui du coffre royal avaient passé dans ses coffres à lui, ne passassent de ses coffres dans les poches d’un larron quelconque. Le meilleur moyen que trouva le Gascon, ce fut d’enfermer son trésor momentanément sous des serrures assez solides pour que nul poignet ne les brisât, assez compliquées pour que nulle clef banale ne les ouvrît.

D’Artagnan se souvint que les Anglais sont passés maîtres en mécanique et en industrie conservatrice ; il résolut d’aller dès le lendemain à la recherche d’un mécanicien qui lui vendît un coffre-fort.

Il n’alla pas bien loin. Le sieur Will Jobson, domicilié dans Piccadilly, écouta ses propositions, comprit ses désastres, et lui promit de confectionner une serrure de sûreté qui le délivrât de toute crainte pour l’avenir.

— Je vous donnerai, dit-il, un mécanisme tout nouveau. À la première tentative un peu sérieuse faite sur votre serrure, une plaque invisible s’ouvrira, un petit canon également invisible vomira un joli boulet de cuivre du poids d’un marc, qui jettera bas le maladroit, non sans un bruit notable. Qu’en pensez-vous ?

— Je dis que c’est vraiment ingénieux, s’écria d’Artagnan ; le petit boulet de cuivre me plaît véritablement. Çà, monsieur le mécanicien, les conditions ?

— Quinze jours pour l’exécution, et quinze mille livres payables à la livraison, répondit l’artiste.

D’Artagnan fronça le sourcil. Quinze jours étaient un délai suffisant pour que tous les filous de Londres eussent fait disparaître chez lui la nécessité d’un coffre-fort. Quant aux quinze mille