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anneau, et remit la missive à Athos, en lui disant :

— Monsieur, portez, s’il vous plaît, cette lettre au roi Charles II, et partez à l’instant même si rien ne vous arrête plus ici.

— Et les barils ? dit Athos.

— Les pêcheurs qui m’ont amené vont vous aider à les transporter à bord. Soyez parti s’il se peut dans une heure.

— Oui, général, dit Athos.

— Monsieur d’Artagnan ! cria Monck par la fenêtre.

D’Artagnan monta précipitamment.

— Embrassez votre ami et lui dites adieu, Monsieur, car il retourne en Hollande.

— En Hollande ! s’écria d’Artagnan, et moi ?

— Vous êtes libre de le suivre, Monsieur ; mais je vous supplie de rester, dit Monck. Me refusez-vous ?

— Oh ! non, général, je suis à vos ordres.

D’Artagnan embrassa Athos et n’eut que le temps de lui dire adieu. Monck les observait tous deux. Puis il surveilla lui-même les apprêts du départ, le transport des barils à bord, l’embarquement d’Athos, et prenant par le bras d’Artagnan tout ébahi, tout ému, il l’emmena vers Newcastle. Tout en allant au bras de Monck, d’Artagnan murmurait tout bas :

— Allons, allons, voilà, ce me semble, les actions de la maison Planchet et compagnie qui remontent.

XXXI

MONCK SE DESSINE


D’Artagnan, bien qu’il se flattât d’un meilleur succès, n’avait pourtant pas très bien compris la situation. C’était pour lui un grave sujet de méditation que ce voyage d’Athos en Angleterre ; cette ligue du roi avec Athos et cet étrange enlacement de son dessein avec celui du comte de La Fère. Le meilleur était de se laisser aller. Une imprudence avait été commise, et, tout en ayant réussi comme il l’avait promis, d’Artagnan se trouvait n’avoir aucun des avantages de la réussite. Puisque tout était perdu, on ne risquait plus rien.

D’Artagnan suivit Monck au milieu de son camp. Le retour du général avait produit un merveilleux effet, car on le croyait perdu. Mais Monck, avec son visage austère et son glacial maintien, semblait demander à ses lieutenants empressés et à ses soldats ravis la cause de cette allégresse. Aussi, au lieutenant qui était venu au-devant de lui et qui lui témoignait l’inquiétude qu’ils avaient ressentie de son départ :

— Pourquoi cela ? dit-il. Suis-je obligé de vous rendre des comptes ?

— Mais, Votre Honneur, les brebis sans le pasteur peuvent trembler.

— Trembler ! répondit Monck avec sa voix calme et puissante ; ah ! Monsieur, quel mot !… Dieu me damne ! si mes brebis n’ont pas dents et ongles, je renonce à être leur pasteur. Ah ! vous trembliez, Monsieur !

— Général, pour vous.

— Mêlez-vous de ce qui vous concerne, et si je n’ai pas l’esprit que Dieu envoyait à Olivier Cromwell, j’ai celui qu’il m’a envoyé ; je m’en contente, pour si petit qu’il soit.

L’officier ne répliqua pas, et Monck ayant ainsi imposé silence à ses gens, tous demeurèrent persuadés qu’il avait accompli une œuvre importante ou fait sur eux une épreuve. C’était bien peu connaître ce génie scrupuleux et patient. Monck, s’il avait la bonne foi des puritains, ses alliés, dut remercier avec bien de la ferveur le saint patron qui l’avait pris de la boîte de M. d’Artagnan.

Pendant que ces choses se passaient, notre mousquetaire ne cessait de répéter :

— Mon Dieu ! fais que M. Monck n’ait pas autant d’amour-propre que j’en ai moi-même ; car, je le déclare, si quelqu’un m’eût mis dans un coffre avec ce grillage sur la bouche et mené ainsi, voituré comme un veau par delà la mer, je garderais un si mauvais souvenir de ma mine piteuse dans ce coffre et une si laide rancune à celui qui m’aurait enfermé ; je craindrais si fort de voir éclore sur le visage de ce malicieux un sourire sarcastique, ou dans son attitude une imitation grotesque de ma position dans la boîte, que, mordioux !… je lui enfoncerais un bon poignard dans la gorge en compensation du grillage, et le clouerais dans une véritable bière en souvenir du faux cercueil où j’aurais moisi deux jours.

Et d’Artagnan était de bonne foi en parlant ainsi, car c’était un épiderme sensible que celui de notre Gascon. Monck avait d’autres idées, heureusement. Il n’ouvrit pas la bouche du passé à son timide vainqueur, mais il l’admit de fort près à ses travaux, l’emmena dans quelques reconnaissances, de façon à obtenir ce qu’il désirait sans doute vivement, une réhabilitation dans l’esprit de d’Artagnan. Celui-ci se conduisit en maître juré flatteur : il admira toute la tactique de Monck et l’ordonnance de son camp ; il plaisanta fort agréablement les circonvallations de Lambert, qui, disait-il, s’était bien inutilement donné la peine de clore un camp pour vingt mille hommes, tandis qu’un arpent de terrain lui eût suffi pour le caporal et les cinquante gardes qui peut-être lui demeureraient fidèles.

Monck, aussitôt à son arrivée, avait accepté la proposition d’entrevue faite la veille par Lambert et que les lieutenants de Monck avaient refusée, sous prétexte que le général était malade. Cette entrevue ne fut ni longue ni intéressante. Lambert demanda une profession de foi à son rival. Celui-ci déclara qu’il n’avait d’autre opinion que celle de la majorité. Lambert demanda s’il ne serait pas plus expédient de terminer la querelle par une alliance que par une bataille. Monck, là-dessus, demanda huit jours pour réfléchir. Or, Lambert ne pouvait les lui refuser, et Lambert cependant était venu en disant qu’il dévorerait l’armée de Monck. Aussi quand, à la suite de l’entrevue, que ceux de Lambert atten-