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père, dans le naufrage de la vie, car la vie est un naufrage éternel de nos espérances, je jette à la mer mon bagage inutile, voilà tout, et je reste avec ma volonté, disposée à vivre parfaitement seule et par conséquent parfaitement libre.

— Malheureuse, malheureuse ! murmura Danglars pâlissant, car il connaissait par une longue expérience la solidité de l’obstacle qu’il rencontrait si soudainement.

— Malheureuse, reprit Eugénie, malheureuse ! dites-vous, monsieur ? Mais non pas, en vérité, et l’exclamation me paraît tout à fait théâtrale et affectée. Heureuse, au contraire, car, je vous le demande, que me manque-t-il ? Le monde me trouve belle, c’est quelque chose pour être accueillie favorablement. J’aime les bons accueils, moi : ils épanouissent les visages, et ceux qui m’entourent me paraissent alors moins laids. Je suis douée de quelque esprit et d’une certaine sensibilité relative qui me permet de tirer de l’existence générale, pour la faire entrer dans la mienne, ce que j’y trouve de bon, comme fait le singe lorsqu’il casse la noix verte pour en tirer ce qu’elle contient. Je suis riche, car vous avez une des belles fortunes de France, car je suis votre fille unique, et vous n’êtes point tenace au degré où le sont les pères de la porte Saint-Martin et de la Gaîté, qui déshéritent leurs filles parce qu’elles ne veulent pas leur donner de petits-enfants. D’ailleurs, la loi prévoyante vous a ôté le droit de me déshériter, du moins tout à fait, comme elle vous a ôté le pouvoir de me contraindre à épouser M. tel ou tel. Ainsi, belle, spirituelle, ornée de quelque talent comme on dit dans les opéras-comiques, et riche ! Mais c’est le bonheur cela, monsieur ! Pourquoi donc m’appelez-vous malheureuse ?

Danglars, voyant sa fille souriante et fière jusqu’à