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lée de tranches de lard, dont une seule suffisait au repas de la vieille, même en ses jours d’appétit.

Pendant toute la semaine, la tante Angélique caressait ce mets avec discrétion, ne faisant brèche au précieux morceau que juste selon les exigences du moment.

Tous les jours elle se réjouissait d’être seule à consommer de si bonnes choses, et, pendant cette bienheureuse semaine, elle pensait autant de fois à son neveu Ange Pitou qu’elle mettait de fois la main au plat et qu’elle portait de fois la bouchée à ses lèvres.

Pitou eut de la chance.

Il tombait sur un jour, c’était le lundi, où la tante Angélique avait fait cuire dans du riz un vieux coq, lequel avait tant bouilli, tout entouré qu’il était de sa moelleuse cloison de pâte, que les os avaient quitté la chair, et que la chair était devenue presque tendre.

Le plat était formidable ; il se présentait dans une écuelle profonde, noire à l’extérieure, mais reluisante et pleine d’attraits pour l’œil.

Les viandes surmontaient le riz, comme les îlots d’un vaste lac, et la crête du coq se dressait entre les pitons multiples, comme la crête de Ceuta sur le détroit de Gibraltar.

Pitou n’eut pas même la courtoisie de pousser un hélas d’admiration en voyant cette merveille.

Gâté par la cuisine, il oubliait, l’ingrat ! que jamais pareille magnificence n’avait habité le buffet de la tante Angélique.

Il tenait son coupon de pain de la main droite. Il saisit le vaste plat de la main gauche, et le tint en équilibre par la pression de son pouce carré, qui plongea jusqu’à la première phalange dans une graisse compacte et d’un excellent fumet. En ce moment, il sembla à Pitou qu’une ombre s’interposait entre le jour de la porte et lui.

Il se retourna souriant, car Pitou était une de ces natures naïves chez lesquelles la satisfaction du cœur se peint sur le visage. Cette ombre, c’était le corps de la tante Angélique. De la tante Angélique, plus avare, plus revêche, plus desséchée que jamais.

Autrefois, nous sommes forcés de revenir sans cesse à la même figure, c’cst-à-dirc à la comparaison, attendu que la comparaison seule peut exprimer notre pensée ; autrefois, à la vue de la tante Angélique, Pitou eût laissé tomber le plat, et tandis que la tante Angélique se fût penchée, désespérée, pour recueillir les débris de son coq et les parcelles de son riz, il eût sauté par-dessus sa tête et se fût enfui son pain sous son bras.