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LA COSMOLOGIE DES PÈRES DE L’ÉGLISE

Le marchand qui veut vendre une quantité déterminée de vin prend une mesure ; c’est un vase rigide, de capacité connue ; puis il y verse du liquide jusqu’à le remplir. Saint Augustin s’applique à montrer que notre attention opère de même à l’égard des choses qui passent et s’écoulent ; elle peut, en elle-même, créer une certaine mesure de durée, un certain cadre fixe, puis remplir ce cadre de choses qui passent ; elle réalise ainsi un changement, un mouvement qui dure un temps déterminé, le temps qu’elle a choisi d’avance.

« Si quelqu’un veut émettre un son d’une certaine durée[1] et fixer par une méditation préalable quelle en sera la longueur, il rend tout d’abord actuelle, dans le silence, cette étendue de temps (agit spatium temporis in silentio) ; la confiant alors à sa mémoire, il commence à émettre un son qui résonne jusqu’à ce qu’il soit parvenu au terme fixé d’avance. »

Nous connaissons maintenant le résultat des méditations de Saint Augustin sur la mesure du temps. La possibilité de cette mesure repose, tout entière, sur une aptitude de notre esprit. Dans les choses qui passent, notre esprit peut découper un ensemble d’événements successifs, et saisir tous ces événements dans une même attention présente ; par là, il leur donne une existence intellectuelle persistante, permanente, dont ces événements sont privés au dehors. Lorsqu’il mesure des durées, notre esprit compare entre eux, en vérité, de tels ensembles rendus fixes et présents.

Un siècle après la mort de Saint Augustin, le philosophe Damascius enseignera, dans Athènes, une théorie du temps que son disciple Simplicius adoptera et nous transmettra[2]. De cette théorie, l’idée essentielle sera condensée dans cette phrase : « C’est notre intelligence qui prend et réunit en un seul tout, qu’elle regarde comme présent et qu’elle définit dans une idée unique, une certaine mesure de temps, telle qu’un jour, un mois ou une année ». Ce sera là le principe même de la théorie de Damascius ; c’est aussi le principe de la théorie de Saint Augustin ; entre les deux doctrines, la ressemblance est grande. Que Damascius eût médité les Confessions, serait-ce supposition invraisemblable ?

  1. Saint Augustin, Confessions, l. XI, ch. XXVII.
  2. Voir Première partie, Ch. V, § IV ; t. I, pp. 263-271.