Page:Duhem - Le Système du Monde, tome II.djvu/447

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
441
LA COSMOLOGIE DES PÈRES DE L’ÉGLISE

elle pas déjà ce qu’elle va devenir ?… Non, car ce qu’elle est en puissance, ce n’est pas telle chose ; elle est, en puissance, toutes choses ; elle n’est donc, par elle-même, aucun être (μηδὲν δὲ ὂν ϰαθ’ αὑτό)… Elle n’est pas quelque chose d’autre que l’être, comme le mouvement qui adhère à l’être, qui existe par l’être et dans l’être ; elle est un non-être (εἴη ἂν οὖν τοῦτο μὴ ὄν) ». Telle est l’affirmation qui revient sans cesse sous la plume de Plotin ou de Porphyre ; pour eux, évidemment, l’existence en puissance, c’est le non-être.

« La matière, dit encore Porphyre[1], est ce qui n’a aucun pouvoir ; elle est un appel à devenir substance (ἔφεσις ὑποστάσεως)… Elle est la disette de toute existence (ἔλλειψις παντός τοῦ ὄντος). »

Que faut-il entendre en disant que la matière première n’est autre chose que la privation, στερήσις ? Plotin va nous le dire. Par cette privation, il faut entendre[2] l’absence de tout ce qui conférerait une détermination, un terme, une borne, une définition. « Si par la notion de privation, on entend manifester l’indétermination (τὸ ἀόριστον) de la matière, peut-être bien atteint-on la propre notion de la matière, encore que ces deux notions de privation et de matière], tout en ne faisant qu’un dans le sujet, soient distinctes pour la raison ». Mais on n’aura même plus lieu de distinguer les deux notions si, en disant que la matière, c’est la privation, on entend dire ceci : « Être d’une manière indéterminée, être d’une manière indéfinie, être d’une manière non qualifiée, c’est la même chose qu’être à la façon de la matière. — Τῷ ἀορίστῳ εἶναι ϰαὶ ἀπείρῳ εἶναι ϰαὶ ἀποίῳ εἶναι τῇ ὕλη ταὐτόν ».

La matière, donc, c’est proprement l’indéfini[3] : «  Αὐτὴ τοίνυν τὸ ἅπειρον ». Mais l’indéfini, n’est-ce pas, en même temps, l’insaisissable ? Comment concevoir ce qui n’a ni grandeur ni figure ni qualité d’aucune espèce, ce que rien ne définit, ce que rien ne précise ? « Ainsi en est-il[4], pour la vue, de l’obscurité, qui est la matière de toute couleur encore indéterminée. De même, l’âme supprime tout ce qui, semblable à la lumière, est au nombre des choses sensibles ; ce qui reste, elle ne saurait aucunement le déterminer ; elle est alors semblable à un œil qui regarde dans les ténèbres… Lors donc que, dans le tout, dans le composé, l’âme prend à la fois le support et toutes les choses qu’il supporte, puis,

  1. Porphyre, loc. cit..
  2. Plotini Enneadis IIœ, lib. IV, cap. XIV ; éd. cit., pp. 79-80.
  3. Plotini Enneadis IIœ, lib. IV, cap. XXV ; éd. cit., p. 80.
  4. Plotini Enneadis IIœ, lib. IV, cap. X ; éd. cit., p. 76.