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LA COSMOLOGIE HELLÉNIQUE

Cette existence de la contingence dans le Monde, la Physique d’Aristote, par son analyse des notions de hasard et de fortune, la suppose ; mais elle ne la propose pas explicitement. Le Stagirite la formule dans un autre ouvrage.

Dans un chapitre de son traité De l’interprétation (Περὶ ἑρμηνείας), Aristote observe[1] qu’au sujet de toute chose présente ou passée, toute proposition affirmative est nécessairement vraie ou fausse ; il en est de même de toute proposition négative. Mais lorsqu’il s’agit de choses futures, il n’en est plus toujours ainsi. Il se peut que cette proposition : Telle chose future sera, soit une affirmation dont on peut dire qu’elle est vraie, parce que la chose dont on parle arrivera nécessairement ; il se peut qu’on puisse dire de cette affirmation qu’elle est fausse, parce que la chose dont on parle ne peut pas arriver, parce que, nécessairement, elle ne sera pas. Mais qu’advient-il s’il n’y a pas d’autre alternative que ces deux-là ? « Dans ce cas, rien n’est, rien n’arrive d’une manière fortuite ou indifférente ; il n’y a rien qui sera ou ne sera pas ; mais toutes choses arrivent par nécessité et non point d’une manière indifférente. — Οὐδὲν ἄρα οὔτε ἔστιν οὔτε γίνεται οὔτε ἀπὸ τύχης οὔθ’ ὁπότερ’ ἔτυχεν, οὐδὲ ἔσται ἢ οὐϰ ἒσται, ἀλλ’ ἐξ ἀνάγνϰης ἅπαντα ϰαὶ οὐχ ὁπότερ’ ἔτυχεν. » Il faut donc admettre que certaines choses arrivent alors qu’elles pouvaient également et indifféremment (ὁπότερα) arriver ou ne pas arriver. Affirmer une telle chose contingente alors qu’elle est à venir, c’est ne dire ni vrai ni faux ; il n’y a, non plus, ni vérité ni erreur à la nier.

L’existence de tels futurs contingents est nécessaire si l’on veut que toute délibération, toute action de notre part ne soit pas chose vaine. Si tout arrivait d’une manière nécessaire, « nous n’aurions aucun besoin de délibérer, ni d’agir comme si, en accomplissant telle action, tel effet en devait résulter, tandis qu’en n’accomplissant pas cette action, cet effet n’en résulterait pas. — Ὡστε οὔτε βουλεύεσθαι δέοι ἂν οὔτε παργματεύεσθαι, ὡς ἐὰν μὲν τοδὶ μοιήσωμεν, ἔσται τοδί, ἐὰν δὲ μὴ τοδί, οὐϰ ἔσται τοδί. »

Ainsi, la notion du fait fortuit, telle qu’Aristote l’a définie dans sa Physique, exige que nous ayions le pouvoir d’agir en vue d’une fin ; et le pouvoir d’agir en vue d’un fin exige que tout ne soit pas nécessaire dans la nature, qu’il s’y trouve de la contingence ; le traité De l’interprétation le déclare.

Mais comment accorder cette affirmation avec tout le système de la Physique et de la Métaphysique péripatéticiennes ? Où décou-

  1. Aristote, De l’interprétation, ch. IX (Aristotelis Opera, éd. Didot, vol. I, pp. 28-29 ; éd. Bekker, vol. I, pp. 18-19).