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LETTRE 8.


MADAME LA MARQUISE DU DEFFAND À M. LE PRESIDENT HÉNAULT.


De Forges, lundi 2 juillet 1743.

J’arrive dans l’instant à Forges sans aucun accident, et même sans une extrême fatigue : ce n’est pas que j’aie dormi cette nuit, et que nous n’ayons été bien cahotés aujourd’hui, depuis les huit heures du matin que nous sommes partis de Gisors, jusqu’à ce moment que nous arrivons ; il n’y a que pour quinze heures de chemin de Paris à Forges. Nous fîmes hier dix-sept lieues en neuf heures de temps, et aujourd’hui onze en six heures et demie ; les chemins ne sont nulle part dangereux dans ce temps-ci, mais on conçoit aisément qu’ils sont impraticables l’hiver. Je ne mangeai hier, pour la première fois du jour, qu’à onze heures du soir : bien m’en avait pris d’avoir porté des poulardes ; car nous ne trouvâmes rien à Gisors que quelques mauvais œufs et un petit morceau de veau dur comme du fer : j’avais grand’faim, je mangeai cependant peu, et je n’en ai pas mieux digéré ni dormi. Ce que je craignais n’est point encore arrivé, ainsi mon voyage s’est passé fort heureusement. Mais venons à un article bien plus intéressant, c’est ma compagne[1]. O mon Dieu ! qu’elle me déplait ! Elle est radicalement folle : elle ne connaît point d’heure pour ses repas ; elle a déjeuné à Gisors à huit heures du matin, avec du veau froid ; à Gournay, elle a mangé du pain trempé dans le pot, pour nourrir un Limousin, ensuite un morceau de brioche, et puis trois assez grands biscuits. Nous arrivons, il n’est que deux heures et demie, et elle veut du riz et une capilotade ; elle mange comme un singe, ses mains ressemblent à leurs pattes ; elle ne cesse de bavarder. Sa prétention est d’avoir de l’imagination et de voir toutes choses sous des faces singulières, et comme la nouveauté des idées lui manque, elle y supplée par la bizarrerie de l’expression, sous prétexte qu’elle est naturelle. Elle me déclare toutes ses fantaisies, en m’assurant qu’elle ne veut que ce qui me convient ; mais je crains d’être forcée à être sa complaisante ; cependant je compte bien que cela ne s’étendra pas sur ce qui intéressera mon régime. Elle est avare

  1. L’étrange, l’originale, l’extravagante, la fantasque, la spirituelle Anne-Joseph Bonnier de la Mosson, mariée le 25 février 1734 à Michel-Ferdinand d’Albert d’Ailly, duc de Pecquigny, puis de Chaulnes. (L.)