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ÉLOGE DE DU CANGE. d’autres études que quelques lectures frivoles ou dangereuses qui dans un âge plus avancé ne souhaitent que les richesses et ne désirent que les honneurs! Admirez M. du Cange, qui n’eut de la jeunesse que l’ardeur d’apprendre et la force de soutenir beaucoup de travail; qui dans la suite de sa vie n’eut d’autre ambition que celle d’un grand savoir, et peut-être l’amour de la gloire qui y est attachée, pourvu même qu’il ne s’en aperçut pas suivez-le dans son cabinet, contemplez-le dans le silence de cette solitude où la sagesse l’avait conduit. La lampe d’un sage éclaire un monde avant lui plongé dans les ténèbres. Bientôt M. du Cange eut surmonté les difficultés et les dégoûts attachés aux éléments des premières langues savantes, pour pouvoir puiser la science à sa source et tenir la vérité de la première main; et dès qu’il eut saisi suffisamment le mécanisme et l’esprit de ces langues, il entreprit de lire, mais avec ordre, les orateurs, les poëtes, les philosophes, les théologiens, les jurisconsultes, les médecins, les historiens, enfin tout ce qu’il était possible de lire. Cette lecture, aussi universelle qu’assidue, loin d’apporter la confusion dans sa mémoire, l’enrichit immensément, et il en appliqua les résultats principalement au genre le plus utile de l’érudition, à l’histoire, mais à l’histoire prise dans ses temps les plus difficiles. Une immense lacune séparait l’histoire ancienne et l’histoire moderne. « Quand on jetait les yeux sur cet « abîme, il semblait que tout était mer, et que les rivages mêmes manquaient à la mer il ne restait que quelques écrits froids, secs, insipides et durs, qu’il fallait dévorer, comme la fable dit que Saturne dévorait les pierres (1). » Des siècles de barbarie, d’ignorance, de révolutions, avaient interrompu la marche de l’esprit humain; à peine en apercevait-on quelques vestiges, à peine retrouvait-on quelques traces historiques qui pussent conduire dans les détours d’un labyrinthe couvert d’une obscurité effrayante. Les auteurs du moyen âge, qui avaient écrit en barbares dans les deux langues, et les historiens du Bas-Empire étaient les seuls qui, au milieu de ces ténèbres épaisses, avaient conservé quelque lueur sombre, mais bien éloignée d’être de la lumière. L’histoire n’était presque plus que dans les légendes les fables avaient envahi les chroniques. C’est du milieu de cette inondation fabuleuse qu’il fallait tirer quelques vérités historiques qui surnageaient. Il n’y avait qu’un esprit attentif, mais d’une attention profonde et laborieuse, qui pouvait démêler dans ce qu’on appelait histoires quelques notions des faits, des lois, des mœurs, ou plutôt des usages et des opinions incertaines des peuples vainqueurs et vaincus. Les auteurs barbares, à l’exemple des conquérants destructeurs, semblaient avoir voulu détruire la vérité par les mensonges, dans leurs récits obscurcis par la malice et l’ignorance. Il fallait d’ailleurs commencer par entendre leurs langages, corrompus comme leurs chroniques. C’était la domination des Latins, c’était celle des Grecs (1) Montesquieu, Esprit des Lois, liv. III, ch. 11 . mais ce n’était plus la langue ni des uns ni des autres. «  L’Empire transféré à Constantinople, et bientôt « réduit à ses faubourgs, avait fini comme le Rhin, qui « n’est plus qu’un ruisseau quand il se perd dans « l’Océan (1).  » Les langues grecque et latine s’étaient aussi perdues dans un langage barbare; c’était d’abord en se mêlant qu’elles s’étaient gâtées de chacune il en était sorti une autre, qui n’était ni grecque ni latine, et dans laquelle se trouvaient écrites les histoires du temps il fallait donc en expliquer les mots avant que de discuter les faits. Il aurait fallu au plus habile, au plus patient, un dictionnaire, et ce dictionnaire n’était pas fait. Scaliger l’avait souhaité, Meursius l’avait promis, Spelman et Vossius (2) l’avaient entrepris; mais après eux l’entreprise était neuve encore. Il semblait que la république des lettres attendait M. du Cange, et son érudition immense et son travail infatigable, pour avoir le Glossaire de la moyenne et basse latinité. On est effrayé seulement quand on pense qu’il a fallu que ce savant lût et relût plus de six mille écrivains dont les ouvrages ne présentaient de la langue latine tout au plus qu’une terminaison vicieuse quand on pense que ce savant a non-seulement remonté jusqu’à Pétymologie de toutes ces expressions corrompues, mais qu’il en a suivi les variations, qu’il en a donné toutes les explications, qu’il en a fourni les diverses acceptions. Au reste, ce n’est là, pour ainsi dire, que le mérite grammatical de l’ouvrage de M. du Cange. Un dictionnaire d’une langue ancienne, et -surtout d’une langue dégénérée, paraît ne pouvoir être qu’une nomenclature vide de choses c’est ordinairement un tombeau obscur, qui semble ne pouvoir renfermer que des cendres froides. Le Glossaire latin de M. du Cange a conservé de la lumière, on pourrait dire de la chaleur. « Cent quarante mille passages nourrissent « le corps de ce grand ouvrage (3). La préface seule est un prodige de travail et d’érudition; c’est la porte qui annonce un édifice immense, hardi, riche, bien ordonné, et qui annonce mieux encore, le génie de l’architecte le plus habile. Il cherche cependant àen dissimuler le mérite. Sous le titre simple de Glossaire, M. du Cange avait caché modestement d’excellents traités sur presque toutes les sciences. Il semble qu’il ne lui suffise pas d’avoir tenté de diminuer l’éclat de tant et de si belles dissertations, que la vanité de tant d’autres écrivains eût tâché d’augmenter; son humilité (4) prétend que les autres lisent pour tirer des livres ce qu’il yadebon, mais quepour luiilne lesalusque pour en prendre ce qu’il y a de mauvais que les autres font leur travail sur les plus belles pensées, mais que pour lui il ne s’est attaché qu’à des mots corrompus qu’enfin les autres imitent les abeilles, mais que pour luiila contrefait l’araignée ou la sangsue. Ce qu’il dit est vrai (1) Montesquieu, Considérations sur les Romains. (2) ffenrici Spelmanni, Angli, Glossarium Archœologicum. 1626. Gerardi Vossii, Batavi, de Viliis Sermonis et Glossemalis Latino-Barbaris. 1645. (3) Journal des Savants, septembre 1678. (4) Voyez la préface du Glossaire latin.