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était fort beau et il y avait foule. Deux ouvriers, installés sur un banc, regardaient, comme moi, défiler les voitures. Un cavalier de bonne tournure, suivi d’un domestique, passa. Un des ouvriers dit à l’autre : « Ce monsieur-là, je le connais ; c’est le duc de La Rochefoucauld. J’ai travaillé chez lui ; c’est un brave homme. » L’autre répondit : « La Rochefoucauld ? Il y a une rue qui s’appelle comme cela. Ah ! il est duc ; en bien ! qu’est-ce que cela me fait ? » Au bout de quelques instants apparut une calèche, dans laquelle s’étalait un vieillard court et trapu. Le second ouvrier dit au premier : « Regarde donc ce gros-là ! il ressemble à un boulet de canon roulé dans de la farine. » Le premier répliqua à voix basse et très-rapidement : « Tais-toi donc ! c’est Malakoff, le maréchal Pélissier. » Je vis alors un singulier spectacle : l’homme qui dédaignait si fort le duc de La Rochefoucauld se leva d’un bond, le chapeau à la main, et, courant vers la voiture, il cria : « Vive Pélissier ! vive Pélissier ! » Puis il vint se rasseoir tout pâle, très-ému et dit : « Ça m’a fait quelque chose de le voir. » Cela voulait dire : J’aurais eu beau faire, jamais je n’aurais été duc de La Rochefoucauld ; avec du courage, du travail et un peu de chance, j’aurais pu être duc de Malakoff et maréchal de France. — Cette pensée était si bien la sienne, qu’au bout d’un assez long silence il dit : « Après tout, Ney était bien le fils d’un forgeron ! » Ce genre d’égalité, qui consiste non pas à être, mais à pouvoir devenir, si l’on peut ainsi parler, est intimement lié à nos mœurs sociales, et rien ne l’en détachera. C’est ce sentiment, où l’ambition personnelle trouve un si puissant ressort, qui a fait dire au vieux Lefebvre, duc de Dantzig, un mot admirable. À une réception aux Tuileries, sous Louis XVIII, on se moquait un peu du brave homme, et, pour le taquiner, chacun devant lui parlait de ses aïeux ; il comprit l’in-