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aliénés. Mes contemporains n’ont point oublié cet Italien qui portait un nom prédestiné, car il s’appelait Carnavale ; il sortait toujours vêtu d’un costume éclatant, couvert de rubans de toutes couleurs, et souvent il soulevait, d’un air respectueux, l’énorme chapeau de général dont il se coiffait, car il venait de rencontrer un mort illustre, Dante, Pétrarque, le Tasse, Machiavel, Laurent de Médicis ou Paul Farnèse, que seul il avait le privilège de reconnaître ; il vivait honnêtement, chastement, dans une mansarde de la rue Royale, où il entassait, à côté d’une collection de vieux chapeaux, les légumes qui composaient exclusivement sa nourriture pythagoricienne ; il variait peu le menu de ses repas : six mois de pommes de terre, six mois de haricots blancs ; il ne s’en portait pas plus mal et sortait parfois la nuit pour aller rendre un culte à deux ou trois gros arbres qu’il connaissait et qui servaient de demeure momentanée à des nymphes de théâtre qu’il avait aimées au temps de sa jeunesse. Il était connu de tout Paris, et souvent, à cause de son costume emphatique, il était pris pour un marchand d’eau de Cologne, ce qui lui causait un chagrin profond dont on avait quelque peine à le consoler ; homme instruit, du reste, il gagnait en donnant des leçons d’italien de quoi suffire aux très-modestes nécessités de son existence.

On se souvient aussi de cet homme du monde, — j’entends du meilleur, — spirituel, intelligent, caustique, causeur de verve intarissable, qui, lorsqu’il avait une course pressée à faire, prenait tous les fiacres qu’il rencontrait ; qui, lorsqu’il avait chaud, entrait au café Torloni, discutait longuement avec les garçons les glaces qu’il voulait prendre, se les faisait apporter, les versait dans ses bottes, et se plaignait de ce que la groseille était aigre et la vanille trop sucrée ; qui portait un gilet constellé de diamants et qui, s’il passait, un jour de