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sérieusement de porter un morceau de peau arrachée au front d’un âne, ou un clou enlevé à un vaisseau naufragé, et de boire du vin auquel on aura mêlé la cendre d’un manteau de gladiateur blessé. À cette époque (560), les potions deviennent des philtres, les remèdes sont des charmes ; la magie, qui bientôt envahira tout, pénètre la science, qu’elle va remplacer ; elle s’établira si victorieusement, aidée par l’amour naturel de l’homme pour le merveilleux, que du temps de Montaigne elle durera encore[1].

Paul d’Égine, cent ans plus tard, semble échapper aux ténèbres envahissantes et se guider encore par la lueur du raisonnement. Parlant des frénétiques, il reprend les idées d’Arétée et demande que les liens rendus nécessaires par la violence désordonnée de leurs mouvements instinctifs soient disposés de manière à ne jamais leur causer la moindre irritation. Il attache à cela une grande importance ; il insiste, il se répète : On doit toujours employer avec eux la douceur et jamais la force ; autant que possible, il faut dissimuler, masquer la saveur désagréable des médicaments qu’on leur fait avaler. » C’est la dernière trace d’intelligence, d’observation, d’esprit pratique que l’on rencontre ; on dirait que les médecins vont partager la folie des maniaques ; non-seulement l’aliéné ne sera pas un malade, il ne sera même plus un homme ; ce sera une sorte d’animal farouche et redouté, moitié bête et moitié démon ; dans l’horreur qu’il inspire, on le dira possédé de Satan et on le jettera au feu. Lorsque le progrès des

  1. « Le choix mesme de la pluspart de leurs drogues est aulcunement mystérieux et divin : le pied gauche d’une tortue, l’urine d’un lézard, la fiente d’un éléphant, le foye d’une taulpe, du sang tiré soubs l’aile droite d’un pigeon blanc ; et pour nous aultres choliqueux (tant ils abusent dédaigneusement de notre misère), des crottes de rat pulvérisées et telles autres singeries qui ont plus le visage d’un enchantement magicien que de science solide. » (Montaigne, Essais, livre II, chap. xxxvii.)