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ou chardonnerets ; en un mot, on s’ingénie à faire de ce cabanon un « chez soi », à lui donner un caractère individuel qui est une sorte de protestation contre la règle uniforme de l’hospice. Toutes les heureuses qui vivent là et qui ont gardé quelques souvenirs palpables de leur existence passée les répandent avec complaisance autour d’elles ; sur une commode, j’ai remarqué une couronne de mariage et un bouquet virginal de fleurs d’oranger abrités par un globe de verre.

Comme à Bicêtre, on a consacré des divisions séparées aux grandes-infirmes ; mais le dortoir des gâteuses est bien encombré ; nous y avons compté soixante-trois lits. Pendant que je le visitais, une vieille impotente de soixante-dix-huit ans recevait la visite de son fils, âgé de cinquante-quatre ans, aveugle et pensionnaire des Quinze-Vingts. Un quartier spécial est réservé aux cancérées : jamais Dante ni Callot n’ont imaginé des monstres pareils à ceux qui sont là, et desquels on détourne son regard. La plupart des misérables qu’on a reléguées dans ces dortoirs isolés sont atteintes de l’horrible mal qu’on a bien nommé le lupus, car il est dévorant comme un loup, et que le moyen âge appelait noli me tangere : ne me touche pas ! C’est la dartre rongeante, celle qui lentement, mais inévitablement, désagrège les tissus, les ouvre et les détruit jusqu’aux os, qu’elle met à nu. Chez les femmes, bien plus fréquemment que chez les hommes, elle se jette au visage et en fait une plaie vive, si épouvantable, si hideuse, qu’elle défie toute comparaison. La face est un mélange de tubercules, d’ulcères, de cicatrices blanches, qui laissent écouler une sanie perpétuelle. La peau, rugueuse, boursouflée par des soulèvements internes, semble être pralinée partout où elle n’est pas tombée sous l’action corrosive de cette maladie féroce. Les lèvres, le nez, les paupières mangées, donnent au visage l’apparence