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LE CAPITAINE DREYFUS
Le 6 janvier 1897.
Ma chère Lucie,

J’éprouve encore le besoin de venir causer avec toi, de laisser courir ma plume. L’équilibre instable que je ne maintiens qu’à grand peine pendant tout un long mois de souffrances inouïes se rompt quand je reçois tes chères lettres, toujours si impatiemment attendues ; elles éveillent en moi un monde de sensations, d’impressions que j’avais comprimées pendant trente longs jours et je me demande en vain quel sens il faut donner à la vie pour que tant d’êtres humains puissent être appelés à souffrir ainsi, et puis j’ai encore tant souffert dans les derniers mois qui viennent de s’écouler que c’est auprès de toi que je viens réchauffer mon cœur glacé. Je sais aussi, ma chérie, comme toi, que je me répète toujours, depuis d’ailleurs le premier jour de ce lugubre drame, car ma pensée est une comme la tienne, comme la vôtre, comme la volonté qui doit nous soutenir, nous inspirer.

Et quand je viens ainsi bavarder avec toi quelques instants, oh ! bien fugitifs, eu égard à ce que ma pensée ne te quitte pas un instant, de jour ou de nuit, il me semble vivre ce court moment avec toi, sentir ton cœur gémir avec le mien et je voudrais alors te presser dans mes bras, te prendre les deux mains et te dire encore : « Oui, tout cela est atroce, mais jamais un moment de découragement ne doit entrer dans ton âme, pas plus qu’il n’en entre dans la mienne. Comme je suis Français et père, il faut que tu sois Française et mère. Le nom que portent nos chers enfants doit être lavé de cette horrible souil-