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LE CAPITAINE DREYFUS

Tu me parles aussi de choses matérielles que je pourrais te demander. Tu sais que la vie matérielle m’a toujours laissé indifférent, aujourd’hui plus que jamais.

Je ne t’ai demandé que des livres et malheureusement j’en suis toujours à mon envoi de novembre.

Veux-tu être assez bonne pour cesser les envois de vivres ? Le sentiment qui m’inspire cette demande est peut-être puéril, mais tes envois sont, suivant le règlement, soumis à une visite minutieuse et il me semble chaque fois qu’on t’applique un soufflet sur la joue, à toi… et mon cœur saigne, et j’en frémis de douleur.

Non, acceptons la situation atroce qui nous est faite, ne cherchons à l’atténuer par aucun souci d’ordre matériel ; mais disons-nous qu’il nous faut ce coupable, qu’il nous faut notre honneur ! Marchez donc à ce but, d’un commun accord, d’une commune volonté, immuable, cherchez à l’atteindre le plus vite possible et ne vous souciez de rien autre. Moi, de mon côté, je résisterai tant que je pourrai, car je veux être là, présent, le jour de bonheur suprême où l’honneur nous sera rendu. Dis-toi bien que l’on peut plier sous certains malheurs, que l’on peut accepter dans certaines situations des consolations banales ; mais, lorsqu’il s’agit de l’honneur, il n’y a aucune consolation, sinon un but à atteindre tant qu’on n’a pas succombé : se le faire rendre.

Donc, pour toi comme pour tous, je ne puis que vous crier du plus profond de mon âme : haut les cœurs ! Pas de récriminations, pas de plaintes, mais la marche immuable vers le but ; le ou les coupables — et l’atteindre le plus tôt possible.