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LETTRES D’UN INNOCENT

Tu me demandes de te parler longuement de moi, de ma santé. Tu dois comprendre qu’après les tortures subies, supportant aujourd’hui une vie atroce, qui ne me laisse un moment de repos ni de jour, ni de nuit, mes forces ne sauraient être brillantes. Le corps est brisé, les nerfs sont malades, le cerveau est broyé. Dis-toi simplement que je ne tiens debout – dans l’acception absolue du mot – que parce que je le veux pour voir, entre toi et nos enfants, le jour où l’honneur nous sera rendu.

Tu te demandes parfois, dans tes heures de calme, pourquoi nous sommes ainsi éprouvés…… Je me le demande à tout moment, et je ne trouve pas de réponse.

Nous nous trompons mutuellement, chère Lucie, en nous recommandant tour à tour le calme et la patience. Notre affection essaie en vain de nous cacher, l’un à l’autre, les sentiments qui agitent nos cœurs. À sentir ce que j’éprouve quand je t’écris, le cœur vibrant de douleur et de fièvre, je sais trop bien ce que tu éprouves quand tu m’écris.

Non, disons-nous simplement que si nous vivons les cœurs blessés et pantelants, les âmes frémissantes de douleur, c’est qu’il y a un but suprême qu’il faut atteindre coûte que coûte : tout l’honneur de notre nom, celui de nos enfants, et le plus tôt possible, car ce n’est pas vivre, pour des gens de cœur, que de vivre dans une situation pareille, dont chaque moment est une torture.

Bien souvent aussi, j’ai voulu te parler longuement de nos enfants… mais je ne le puis. Chaque fois une colère sourde et âpre envahit mon cœur à la pensée de ces chers petits êtres frappés dans leur