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LE CAPITAINE DREYFUS

à remplir, dusses-tu porter la question partout, devant les têtes les plus hautes, et j’espère apprendre bientôt que cet épouvantable supplice a enfin un terme.

Baisers à tous.

Je t’embrasse, ainsi que nos chers enfants, avec toute la force de mon affection,

Alfred.
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Le 26 octobre 1895.
(au soir.)

Avant de faire partir cette lettre, je veux encore y ajouter quelques mots, car il me semble ainsi me rapprocher de toi, causer près de toi, comme au temps heureux où nous bavardions au coin de notre feu. Et puis, ce sont les seuls moments où je cause, et, si je n’écoutais que mon désir, je voudrais causer ainsi avec toi tous les jours, à toutes les heures du jour ; mais ce seraient toujours les mêmes paroles.

Si je gémis parfois, c’est que tel que tu me connais — et tu sais bien que je ne suis ni un résigné, ni un patient — le supplice est trop grand, les heures deviennent trop lourdes. Je ne me fais pas plus fort que je ne suis. Si j’arrive encore à résister je t’ai dit pourquoi, je ne veux pas y revenir.

Mais si j’en suis réduit à gémir, à me croiser les bras devant la douleur la plus épouvantable que puisse ressentir un cœur honnête et ardent de soldat, frappé non seulement lui-même, mais dans sa femme, dans ses enfants, dans les siens, je te dis à toi, comme à vous tous : de l’âme, de l’énergie personnelle ! Quand on subit un malheur aussi immé-