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LE CAPITAINE DREYFUS

sensation — tout éveillé et malgré tout ce qui m’entoure, de rester hébété, me répétant à moi-même : Non, tout cela n’est pas arrivé, ce n’est pas possible, c’est un drame du roman et non de la réalité ! Je ne puis m’expliquer cette inertie momentanée du cerveau que par la distance infranchissable qui existe entre l’état de ma conscience et ma situation présente.

Tu ne peux te figurer non plus quel soulagement m’apporte cette longue conversation avec toi. je n’ose même pas me relire, tant je crains de retrouver ailleurs les mêmes idées exprimées peut-être d’une façon identique ; mais, pour toi comme pour moi, le vrai plaisir est de nous lire.

Quand j’ai le cœur trop gonflé, quand je suis saisi de l’horreur profonde de tout, je puise une nouvelle dose d’énergie dans tes yeux, dans l’image de nos chers enfants. Ton portrait, celui des enfants, sont en effet sur ma table, constamment sous mes yeux. Et puis, vois-tu, quand on perd sa fortune, quand on subit une déception de carrière ou autre, on peut, jusqu’à un certain point, faiblir en se disant : Eh bien, mes enfants se débrouilleront, cela vaudra peut-être mieux pour eux que d’être d’aimables fainéants ! — Mais ici, il s’agit de notre honneur, du leur. Faiblir, dans ces conditions, serait pour nous un crime impardonnable. Il faut donc, ma chère et bonne Lucie, accepter toutes nos souffrances, les surmonter jusqu’au jour où mon innocence sera reconnue. Ce jour-là seulement, nous aurons le droit de donner libre cours à nos larmes, de dégonfler nos cœurs.

J’espère toujours que ce jour-là viendra bientôt ;