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LETTRES D’UN INNOCENT

Je vis concentré en moi-même, je ne vois ni n’entends plus rien. Mon cerveau seul vit encore, et toutes mes pensées sont concentrées sur toi, sur nos chers enfants, dans l’attente de mon honneur rendu.

Garde donc toujours ton beau courage, ma chère Lucie ; j’espère que nous retrouverons bientôt le bonheur dont nous jouissions et dont nous jouirons plus encore après cette épouvantable épreuve, la plus grande qu’un homme puisse supporter.

Je t’embrasse bien fort,

Alfred.
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Le 16 juin.
(Dimanche.)

Je poursuis ma lettre, toujours pour les mêmes motifs. Et puis, c’est encore pour moi un bon moment que celui où je viens causer avec toi, non pas que j’aie quoi que ce soit d’intéressant à te dire, puisque je vis seul avec mes pensées, mais parce que je me sens alors auprès de toi. Je ne puis donc que te communiquer mes pensées, telles qu’elles se présentent à moi.

Une tristesse plus particulière m’envahit aujourd’hui ; ce jour, en effet, nous le passions tout entier ensemble et nous le terminions chez tes chers parents. Mais mon cœur, ma conscience, ma raison enfin, me disent que ces heureux jours reviendront ; je ne puis admettre qu’un innocent expie indéfiniment, pour un misérable, un crime aussi abominable, aussi odieux. Et puis, pour tout dire, ce qui doit te donner comme à moi-même une énergie indomptable, c’est la pensée de nos enfants. Comme