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LE CAPITAINE DREYFUS
Le 3 juin 1895.
Ma chère Lucie,

Toujours pas de lettres de toi, ni de personne. Je suis donc sans nouvelles depuis mon départ, de toi, de nos enfants, de toute la famille.

Tu as pu voir par mes lettres les crises successives que j’ai subies. Mais pour le moment, oublions le passé. Nous parlerons de nos souffrances quand nous serons de nouveau heureux.

J’ignore donc ce qui se passe autour de moi, vivant comme dans une tombe. Je suis incapable de déchiffrer dans mon cerveau cette épouvantable énigme. Tout ce que je puis donc faire, et je ne faillirai pas à ce devoir, c’est de te soutenir jusqu’à mon dernier souffle, c’est de t’insuffler encore et toujours le feu qui brûle en moi pour marcher à la conquête de la vérité, pour me rendre mon honneur, l’honneur de nos enfants. Te souviens-tu de ces vers de Shakespeare, dans Othello, que j’ai retrouvés dans un de mes livres d’Anglais. (Je te les envoie traduits, tu comprends pourquoi ! ) :



              Celui qui me vole ma bourse,
                   Me vole une bagatelle,
              C’est quelque chose, mais ce n’est rien.
              Elle était à moi, elle est à lui, et
                   A été l’esclave de mille autres.
              Mais celui qui me vole ma
                   bonne renommée,
              Me vole une chose qui ne l’enrichit pas,
                   Et qui me rend vraiment pauvre.


Ah oui ! il m’a rendu vraiment « pauvre », le misérable qui m’a volé mon honneur ! Il nous a rendus plus malheureux que les derniers des humains. Mais