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LETTRES D’UN INNOCENT

rir. Vivre pour vivre, c’est simplement bas et lâche. Je suis sûr d’ailleurs que tu penses comme moi ; toute autre solution serait indigne de nous.

La situation déjà si tragique se tend donc de plus en plus chaque jour. Il ne s’agit ni de pleurer ni de gémir, mais d’y faire face avec toute ton énergie et toute ton âme. Il faut, pour dénouer cette situation, ne pas attendre un hasard heureux, mais déployer une activité dévorante, frapper à toutes les portes ; il faut employer tous les moyens pour faire jaillir la lumière. Tous les procédés d’investigation sont à tenter ; le but, c’est ma vie, notre vie à tous.

Voici donc un bulletin bien net de mon état aussi bien physique que moral. Je le résume : un état nerveux et cervical pitoyable, mais une énergie morale extrême, tendue vers le but unique qu’il faut atteindre à tout prix, par tous les moyens, la réhabilitation.

Je te laisse dès lors à penser quelles luttes je suis obligé de soutenir chaque jour pour ne pas préférer une mort immédiate à cette lente agonie de toutes mes forces, à ce martyre de tous les instants où se combinent les souffrances physiques avec les tortures morales.

Tu vois que je tiens la promesse que je t’ai faite de lutter pour vivre jusqu’au jour de la réhabilitation ; c’est tout ce que je puis faire. À toi de faire le reste si tu veux que j’atteigne ce jour.

Donc, pas de faiblesse. Dis-toi que je souffre le martyre, que mon cerveau s’affaiblit chaque jour ; dis-toi qu’il s’agit de mon honneur, c’est-à-dire de ma vie, de l’honneur de tes enfants. Que ces pensées t’inspirent, et agis en conséquence.