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monsieur Holmes, combien cette extraordinaire cérémonie excita ma curiosité. Ils avaient toujours soin, je remarquai, de me faire tourner le dos à la fenêtre, de sorte que je fus bientôt consumée du désir de voir ce qui se passait derrière moi.

« À première vue, cela paraissait impossible, mais je trouvai bientôt un moyen. Ma glace à main s’était cassée, ce qui me donna l’heureuse idée d’en dissimuler un morceau dans mon mouchoir. La fois suivante, au milieu de mes rires, je portai mon mouchoir à mes yeux, et pus ainsi voir ce qu’il y avait derrière moi. J’avoue que je fus désappointée. Il n’y avait rien, absolument rien.

« Du moins, ce fut ma première impression. Mais, en regardant de nouveau, j’aperçus sur la route de Southampton, route très fréquentée, un petit homme habillé de gris, portant toute la barbe, et qui, appuyé contre la barrière, semblait regarder fixement de mon côté. Je baissai mon mouchoir, et mes yeux rencontrèrent ceux de Mme Rucastle. Elle ne dit rien, mais je suis convaincue qu’elle avait deviné ma supercherie. Elle se leva tout de suite.

« — Jephro, dit-elle, il y a un impertinent sur la route qui ne cesse de regarder miss Hunter.

« — Ce n’est pas un de vos amis, miss Hunter ? me demanda-t-il.

« — Non ; je ne connais personne par ici.

« — Par exemple ! Quelle impertinence ! Retournez-vous et faites-lui signe de s’en aller, voulez-vous ?

« — Il me semble qu’il vaudrait bien mieux n’avoir pas l’air d’y faire attention !

« — Non, non, nous l’aurions toujours à rôder par là. Tournez-vous donc, et faites-lui signe, comme cela. »

« Je fis comme il me disait, et aussitôt Mme Rucastle baissa le store. C’était la semaine dernière, et depuis lors je ne me suis plus assise à la fenêtre, je n’ai plus porté la robe bleue et je n’ai plus vu l’homme sur la route.

— Continuez, je vous prie, dit Holmes, votre récit promet d’être des plus intéressants.

— Vous allez, je le crains, le trouver un peu incohérent, et il n’y aura pas toujours beaucoup de rapports entre les différents incidents que j’ai à vous raconter. Le jour même de mon arrivée aux Hêtres Pourpres, M. Rucastle me conduisit à une petite dépendance, près de la porte de la cuisine. En approchant j’entendis le bruit d’une chaîne et d’un gros animal se remuant.

« — Regardez par là, me dit M. Rucastle, en me montrant une fente entre deux planches. N’est-ce pas qu’il est beau ? »

Je regardai et j’aperçus d’abord deux yeux brillants, puis une forme que l’obscurité rendait très vague.

« — N’ayez pas peur, me dit-il, en riant du frisson qui avait parcouru mes membres. Ce n’est que Carlo, mon mâtin. Je dis « mon » mais le vieux Toller est la seule personne qui puisse en venir à bout. On lui donne à manger une fois par jour, et pas trop encore, de sorte qu’il est toujours mauvais comme la gale. Toller le lâche chaque nuit, et Dieu ait pitié du voleur qui lui tomberait sous la dent. Pour l’amour du ciel, ne mettez le pied dehors la nuit sous aucun prétexte, car ce serait risquer votre vie. »

« Le conseil n’était pas sans valeur. Deux jours après, je regardais par la fenêtre de ma chambre à deux heures du matin. Il faisait un beau clair de lune, qui donnait à la pelouse devant la maison un reflet argenté et l’éclairait presque comme en plein jour. Je restais là, charmée de la beauté tranquille de ce spectacle, quand je vis remuer quelque chose sous l’ombre des hêtres. Puis je vis émerger un chien gigantesque, grand comme un veau, de couleur roussâtre, avec le museau noir, les lèvres pendantes, les os saillants. Il traversa lentement la pelouse et disparut dans l’ombre du côté opposé… La vue de cette terrible sentinelle muette me glaça le cœur plus qu’un voleur n’aurait pu le faire, je crois.

« Et maintenant, j’en arrive à une très étrange aventure. J’avais, vous le savez, coupé mes cheveux à Londres, et je les avais mis au fond de ma malle. Un soir, l’enfant couché, je me mis à examiner