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à l’autre pour voir ce dont ils peuvent avoir besoin, et le prévoir si possible. Lui, quoique brusque et bruyant, est bon pour elle à sa manière ; en somme ils paraissent faire bon ménage. Et cependant cette femme a un chagrin secret. Elle semble parfois absorbée, et son visage exprime la souffrance. Plus d’une fois, je l’ai surprise en larmes. J’ai cru quelquefois que c’étaient les dispositions de son fils qui l’attristaient, car je n’ai jamais vu de créature plus gâtée, ni douée de plus mauvais instincts. Cet enfant est petit pour son âge, mais il a une tête énorme et tout à fait disproportionnée. Sa vie se passe en alternatives d’accès de rage et de bouderie sombre. Il n’a qu’un plaisir : celui de tourmenter les êtres plus faibles que lui, et il a un talent remarquable pour attraper les souris, les oiseaux et les insectes. Mais j’aime mieux, monsieur Holmes, ne pas parler de ce qui n’est du reste que peu mêlé à mon histoire.

— Il me faut tous les détails, qu’ils vous paraissent utiles ou non.

— Je vais tâcher de ne rien omettre d’important. Un des désagréments de cette maison, et le premier qui me frappa, est la mauvaise façon qu’ont les domestiques. Il n’y en a que deux, un ménage. Toller, c’est le nom de l’homme, est un individu mal élevé, grossier, avec les cheveux et les favoris grisonnants ; il sent toujours la boisson. Deux fois depuis que je suis là, je l’ai vu tout à fait ivre, et M. Rucastle n’a pas eu l’air de s’en apercevoir. Sa femme est très grande et très forte avec un visage rébarbatif, elle est aussi silencieuse que Mme Rucastle mais beaucoup moins aimable. C’est un couple des plus déplaisants, qui me gêne peu du reste, car je passe presque tout mon temps dans la nursery et dans ma chambre, deux pièces mitoyennes qui sont situées dans un des angles de l’habitation.

« Les deux premiers jours qui suivirent mon arrivée aux Hêtres Pourpres, ma vie fut très calme ; le troisième jour, Mme Rucastle descendit après le déjeuner et glissa quelques mots à l’oreille de son mari.

« — Oh ! oui, dit-il, se tournant vers moi, nous vous sommes très reconnaissants, miss Hunter, d’avoir sacrifié vos cheveux à notre fantaisie. Je vous assure que cela sied fort bien. Nous allons voir maintenant comment vous va la robe bleu électrique. Vous la trouverez sur votre lit, et si vous voulez avoir la bonté de l’essayer, nous en serons très heureux. »

« Le costume, que je trouvai préparé pour moi, dans ma chambre, était d’un bleu tout particulier. L’étoffe, une sorte de serge, était de belle qualité, mais avait certainement servi. L’ensemble m’habillait à merveille et semblait fait sur mesure. M. et Mme Rucastle en témoignèrent leur joie d’une manière tout à fait exagérée. Ils m’attendaient dans le salon, une très grande pièce donnant sur la façade, avec trois portes-fenêtres.

« Une chaise avait été placée auprès de la fenêtre du milieu, le dossier tourné vers l’extérieur. On me demanda de m’y asseoir, et M. Rucastle, se promenant de long en large de l’autre côté de la pièce, se mit à me raconter les histoires les plus invraisemblables. Vous ne pouvez vous imaginer combien il était drôle et amusant, et je fus prise d’un fou rire. Mme Rucastle, qui ne comprend évidemment pas la plaisanterie, ne se dérida pas un instant, mais resta assise, les mains allongées sur les genoux et l’air anxieux. Au bout d’une heure environ, M. Rucastle fit tout à coup remarquer qu’il était temps de se mettre au travail, et que je pouvais me déshabiller pour aller rejoindre le petit Edouard dans la nursery.

« Deux jours après, la même cérémonie recommença, exactement dans les mêmes conditions. Je m’habillai de nouveau, je m’assis près de la fenêtre et je ris autant que la première fois des amusantes histoires tirées de l’inépuisable répertoire de mon hôte qui excellait à les raconter. Ensuite il me donna un roman à couverture jaune, et tournant un peu ma chaise pour que mon ombre ne tombât pas sur la page, il me demanda de le lui lire à haute voix. Je lus pendant environ dix minutes, une page prise au hasard, puis M. Rucastle m’interrompit au beau milieu d’une phrase et m’enjoignit d’aller changer de costume.

« Vous pouvez facilement vous imaginer,