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— Qui est-ce ? demandai-je, car les allures de mon interlocuteur semblaient dénoter un mystère.

— C’est un nouveau patient, murmura-t-il. J’ai voulu l’amener moi-même, comme ça c’était plus sûr. Il est là, il n’y a rien à craindre. Il faut que je m’en aille maintenant, docteur ; j’ai mon travail, tout comme vous. » Et il s’en alla, le brave rabatteur, sans même me donner le temps de le remercier.

J’entrai dans mon cabinet et j’y trouvai un homme assis auprès de la table. Il était simplement vêtu d’un complet couleur de bruyère, sa casquette de drap était posée sur mes livres ; une de ses mains était enveloppée d’un mouchoir tout taché de sang. Comme âge, vingt-cinq ans au plus, avec une figure très mâle et un teint décoloré, qui me donna l’impression d’un homme qui serait sous le coup d’une très violente émotion.

— Je regrette de vous déranger de si bonne heure, docteur, me dit-il. Mais j’ai eu cette nuit un très sérieux accident. Je viens d’arriver par le train du matin, m’étant informé d’un médecin, à Paddington, un brave homme m’a obligeamment amené ici. J’ai donné ma carte à la servante, mais je vois qu’elle l’a laissée sur la table. »

Je la pris et lus : M. Victor Hatherley, ingénieur hydraulicien, 16 A, Victoria Street (3e étage).

— Je regrette de vous avoir fait attendre, dis-je, en m’asseyant. Vous venez de faire un voyage de nuit, occupation plutôt monotone, n’est-ce pas ?

— Oh ! je ne peux pourtant pas dire que ma nuit ait été monotone, » répondit-il, en riant d’un rire nerveux qui le convulsait tout entier.

Voulant arrêter une crise que je voyais venir :

— Assez, criai-je. Calmez-vous ! » et je lui préparai un verre d’eau.

Mais tout fut inutile. Je ne pus enrayer une violente attaque de nerfs, une de ces attaques que les natures les plus énergiques peuvent subir après une grande émotion. Enfin il se calma, mais resta épuisé et un peu honteux.

— J’ai fait la bête, dit-il, haletant.

— Pas du tout. Buvez ! » Je mis quelques gouttes de cognac dans de l’eau et je vis aussitôt revenir un peu de couleur à ses joues exsangues.

— Ça va mieux ! dit-il. Et maintenant, docteur, voulez-vous avoir la bonté de soigner mon pouce ou plutôt l’endroit où était mon pouce ? »

J’enlevai le mouchoir, je découvris sa main, et à la vue de la plaie je tressaillis malgré le sang-froid qu’une longue pratique m’a donné. Il ne restait que quatre doigts, et à la place du pouce il y avait une surface rouge et spongieuse, horrible à voir. Le pouce avait été coupé ou arraché, juste à sa naissance.

— Grand Dieu ! m’écriai-je, c’est une horrible blessure. Vous devez avoir beaucoup saigné ?

— Oui, beaucoup. Je me suis même évanoui sur le coup ; et je crois que je suis resté assez longtemps sans connaissance. Quand je suis revenu à moi, je saignais toujours, alors j’ai attaché mon mouchoir très serré autour de mon poignet, et je l’ai assujetti avec une brindille.

— Parfait ! Vous mériteriez d’être chirurgien.

— J’ai appris cela au cours de mes études d’ingénieur ; cela rentre dans ma spécialité.

— Cette blessure a dû être faite par un instrument très lourd et très tranchant ? dis-je après avoir examiné la plaie.

— Oui, par un instrument ressemblant à un couperet.

— Un accident, je pense ?

— Pas du tout.

— Quoi, un attentat ?

— Précisément.

— Mais c’est affreux ! »

J’épongeai la plaie, la nettoyai, la pansai ; et finalement la recouvris d’ouate et de bandages phéniqués. Mon patient resta tout le temps adossé à sa chaise, sans broncher, mais je remarquai qu’il se mordait les lèvres fréquemment.

— Comment vous sentez-vous ? demandai-je quand j’eus fini.

— Très bien. Votre cognac et votre pansement ont fait de moi un autre homme. Je me sentais très faible en arrivant, mais c’est qu’aussi j’en ai vu de rudes !