Page:Doyle - Premières aventures de Sherlock Holmes, 1913.djvu/109

Cette page a été validée par deux contributeurs.

fixé au cou par une broche qui consistait en un béryl étincelant. Des bottes à mi-jambes garnies de fourrure complétaient l’aspect d’opulence exotique que suggérait l’ensemble de sa personne. Il tenait à la main un chapeau à larges bords et son visage était caché jusqu’aux joues par un domino noir qu’il venait évidemment de mettre à l’instant même, car il le tenait encore lorsqu’il entra. À en juger par le bas de son visage, c’était un homme de beaucoup de volonté avec une grosse lèvre tombante, un menton long et droit, signe d’un caractère résolu jusqu’à l’obstination.

— Vous avez reçu mon billet, demanda-t-il d’une voix grave et rude empreinte d’un fort accent allemand. Je vous y prévenais de ma visite. »

Il nous regardait alternativement, ne sachant auquel de nous deux il devait s’adresser.

— Je vous en prie, prenez un siège, dit Holmes. Je vous présente mon collègue et ami le Dr Watson, qui veut bien à l’occasion m’assister dans les enquêtes que j’ai à faire. À qui ai-je l’honneur de parler ?

— Au comte de Kramm, si vous permettez, gentilhomme bohémien. Je crois comprendre que monsieur ici présent, votre ami, est un homme d’honneur et de discrétion à qui je puis confier une affaire de la plus haute importance. S’il en était autrement, je préférerais conférer avec vous seul. »

Je m’étais levé pour me retirer, mais Holmes me saisit par le poignet et me força à me rasseoir.

— Vous parlerez devant nous deux ou pas du tout, dit-il. Vous pouvez dire devant monsieur tout ce que vous me diriez en tête à tête.

Le comte haussa les épaules.

— Alors il faut que j’exige d’abord de vous deux le secret le plus absolu pendant deux ans ; au bout de ce temps la chose pourra être ébruitée sans inconvénient. Pour l’instant je n’exagère pas en disant que la révélation de ce secret pourrait influer sur les destinées de l’Europe.

— Je vous donne ma parole, dit Holmes.

— Et moi aussi.

— Vous excuserez ce masque, continua notre singulier visiteur. Mon auguste maître désire que son serviteur vous soit inconnu et je préfère vous dire tout de suite que le titre que je me suis donné ne m’appartient pas.

— Je le savais, dit Holmes sèchement.

— Les circonstances dans lesquelles je me trouve sont très délicates et il est nécessaire de prendre toutes les précautions pour éviter un immense scandale qui compromettrait sérieusement une des maisons régnantes d’Europe. Pour parler franc, l’affaire touche l’illustre maison d’Ormstein qui règne sur la Bohême.

— Je le savais aussi, murmura Holmes en s’enfonçant dans son fauteuil et en fermant les yeux. »

Notre visiteur jeta un coup d’œil étonné sur la longue silhouette de cet homme qui lui avait sans doute été dépeint comme l’un des logiciens les plus profonds et des policiers les plus célèbres de l’Europe entière. Holmes rouvrit lentement les yeux et regarda impatiemment son colosse de client.

— Si Votre Majesté daignait exposer son affaire, remarqua-t-il, je serais peut-être à même de lui donner un conseil. »

L’homme se leva brusquement et arpenta la pièce en proie à une agitation qu’il ne parvenait pas à dissimuler. Puis, avec un geste de désespoir, il arracha le domino de son visage et le jeta par terre.

— Vous avez raison, s’écria-t-il. Je suis le roi. Pourquoi chercherais-je à le dissimuler plus longtemps ?

— Pourquoi en effet ? murmura Holmes. Avant que Votre Majesté n’eût prononcé une seule parole, je savais déjà que j’avais l’honneur de parler à Guillaume-Gollsreich-Sigismond d’Ormstein, grand-duc de Cassel-Felstein et roi héréditaire de Bohême.

— Mais vous comprenez, n’est-ce pas, dit notre étrange visiteur en se rasseyant et en passant sa main sur son front large et pâle, vous comprenez bien que je ne suis pas habitué à faire moi-même en personne pareille besogne. Et cependant, la matière est si délicate que je ne pouvais la confier à quelqu’un sans me mettre en son pouvoir. Je suis venu de Prague incognito tout exprès pour vous consulter.