UN SCANDALE EN BOHÊME
our Sherlock Holmes c’est toujours
« la femme ». Il ne parle jamais
d’elle que sous cette dénomination ;
à ses yeux elle éclipse le sexe faible
tout entier. Ne croyez pourtant pas qu’il
ait eu de l’amour, voire même de l’affection
pour Irène Adler. Tous les sentiments
violents et celui-là en particulier sont
contraires à son caractère froid, méthodique
et admirablement équilibré. Holmes
est bien la machine animée et observatrice
la plus parfaite qu’on puisse rencontrer,
mais je ne vois pas mon personnage dans
le rôle d’amoureux. Il ne m’a jamais parlé
d’amour qu’avec un geste de mépris et
un sourire railleur. Pour lui qui a mission
d’observer et de déduire, la passion chez
les autres est un secours puissant ; elle
détermine sans cesse les mobiles secrets
qui ont porté l’accusé à son crime ; mais le
logicien de profession aurait grand tort de
se laisser envahir par le sentiment ; cela
équivaudrait à introduire dans des rouages
fins et délicats un facteur étranger qui y
porterait la plus grande perturbation ; le
sentiment pourrait influer sur ses déductions.
Une émotion violente pour une
nature comme la sienne équivaudrait à
un grain de sable dans un instrument de
précision ou à une fêlure sur un de ses
microscopes les plus puissants. Et cependant
pour lui il n’y avait qu’une femme
au monde et cette femme était feue Irène
Adler, de mémoire douteuse.
Je n’avais pas vu Holmes depuis quelque temps. Mon mariage nous avait forcément séparés l’un de l’autre ; le bonheur parfait dont je jouissais, les nouveaux devoirs et les occupations inséparables d’une entrée en ménage absorbaient tous mes instants. De son côté, Holmes, dont la nature bohème répugnait à tout ce qui avait l’apparence du monde, continuait à résider dans son appartement de Baker street, enfoui sous ses vieux bouquins, étudiant sur lui-même les effets de la cocaïne ou se livrant à des rêves d’ambition ; en somme tantôt engourdi par le poison et tantôt dévoré par l’activité extraordinaire de son ardente nature. Il était comme toujours particulièrement attiré par les enquêtes criminelles et il mettait ses merveilleuses facultés d’observation au service de ces crimes mystérieux que la police renonçait à éclaircir. De temps en temps les échos de ses exploits me parve-