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L’HOMME À LA LÈVRE RETROUSSÉE          81


— Je vous en prie, continuez votre récit.

— Mme Saint-Clair s’était évanouie à la vue du sang sur la fenêtre et la police la ramena chez elle dans un fiacre, sa présence ne pouvant être d’aucun secours dans l’enquête. L’inspecteur Barton, chargé de l’affaire, examina très sérieusement l’appartement mais sans rien trouver qui pût le mettre sur la voie. On a commis une faute en n’arrêtant pas Boone sur l’heure et on lui a laissé quelques minutes pendant lesquelles il a pu communiquer avec son ami le Lascar : lorsqu’enfin on l’a arrêté et fouillé, on n’a rien découvert qui pût l’incriminer. On constata, il est vrai, des taches de sang sur la manche droite de sa chemise, mais il montra une coupure qu’il avait à l’annulaire droit, près de l’ongle, et déclara que le sang provenait de cette coupure, ajoutant qu’il s’était approché de la fenêtre peu de temps avant et que les taches observées là avaient sans aucun doute la même provenance. Il nia énergiquement avoir jamais vu M. Neville Saint-Clair et jura que la présence de ses vêtements dans sa chambre était aussi mystérieuse pour lui que pour la police. Quant à l’assertion de Mme Saint-Clair d’avoir vu son mari à la fenêtre, Boone déclara que cette femme était folle ou qu’elle avait rêvé. Il fut emmené au poste malgré ses protestations. L’inspecteur de police resta dans l’appartement dans l’espoir que la marée descendante lui apporterait un nouvel indice ; il ne se trompait pas ; car on retrouva dans la vase non pas ce qu’on cherchait mais la veste de Neville Saint-Clair, à défaut de Saint-Clair lui-même. Et, devinez ce que cette veste renfermait dans ses poches ?

— Je n’en sais rien.

— Cela ne m’étonne pas, c’est impossible à deviner. Eh bien ! toutes les poches étaient pleines de gros et de petits sous. Il y avait quatre cent vingt et une pièces de deux sous et deux cent soixante-dix d’un sou. Il n’est pas étonnant que la marée ait respecté cette épave. Mais un cadavre est plus facilement enlevé. Il y a un violent remous entre l’embarcadère et la maison ; il sembla donc tout naturel que la veste, très lourde, fût restée, tandis que le corps, dépouillé de tout vêtement, avait été entraîné dans le lit du fleuve.

— Je croyais avoir compris que tous les autres vêtements avaient été trouvés dans la chambre. Le corps aurait-il été revêtu de cette seule veste ?

— Non, monsieur, et cependant cette thèse pourrait se soutenir. Supposez que Boone ait jeté Neville Saint-Clair par la fenêtre ; personne n’a pu le voir ; que fait-il alors ? Il cherche à se débarrasser des vêtements révélateurs. Il prend la veste pour la jeter, mais réfléchit tout à coup qu’elle flottera au lieu de s’enfoncer. Il n’a pas de temps à perdre, car il a entendu la lutte qui se livre au bas de l’escalier lorsque la femme essaye de monter, et peut-être a-t-il déjà appris par son complice Lascar que les sergents de ville arrivent au grand trot. Il n’y a plus d’hésitation possible. Il se précipite sur la cachette où il a accumulé le fruit de sa mendicité et il fourre tous les sous qu’il peut prendre à poignée dans les poches de la veste afin qu’elle ne flotte pas ; puis il la jette par la fenêtre. Les autres vêtements auraient eu le même sort s’il n’avait entendu du bruit et il n’a eu que le temps de fermer la fenêtre avant que la police ne fit irruption dans la pièce.

— Cela paraît, en effet, admissible.

— Dans tous les cas, nous partirons de cette hypothèse, faute d’une meilleure. Comme je vous l’ai dit, Boone a été arrêté et emmené au poste ; mais on n’a pu trouver aucune preuve contre lui. Il est connu depuis des années comme un mendiant de profession, et on ne trouve dans sa vie rien de répréhensible. Voilà à quel point en est l’enquête. Reste à résoudre ce que faisait Neville Saint-Clair dans l’antre à opium, ce qui lui arriva pendant qu’il y était, où il se trouve maintenant, et la part qu’a eue Hugues Boone dans sa disparition. Autant de problèmes dont la solution n’a pas fait un pas. Je ne me rappelle pas avoir jamais eu à étudier une affaire aussi simple en apparence, et aussi compliquée à l’examen.