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76        NOUVELLES AVENTURES DE SHERLOCK HOLMES

Je ne savais rien refuser à Sherlock Holmes, dont toutes les demandes étaient précises, nettes, et formulées d’un ton calme et autoritaire. Je savais aussi que, lorsque j’aurais mis Whitney dans le fiacre, ma mission serait accomplie, et je me réjouissais d’autre part de me lancer avec mon ami dans une de ces singulières aventures qui étaient sa seule raison d’être. En quelques secondes j’eus écrit un petit billet à ma femme et payé la note de Whitney. J’installai celui-ci dans mon fiacre et, lorsque je l’eus vu s’éloigner, j’attendis patiemment Sherlock Holmes. Quelques minutes après je vis sortir de l’antre à opium un homme à l’aspect décrépit qui vint me rejoindre et côte à côte nous descendîmes la rue. Un bon moment il marcha d’un pied incertain le dos courbé. Puis, se retournant tout à coup, il se redressa et partit d’un joyeux éclat de rire.

— Vous devez penser, Watson, dit-il, que j’ai ajouté le vice de l’opium aux injections sous-cutanées de cocaïne et à toutes les autres faiblesses sur lesquelles vous avez bien voulu m’ouvrir des horizons médicaux ?

— J’ai assurément été très surpris de vous trouver ici.

— Pas plus que moi de vous y voir.

— Je suis venu y chercher un ami.

— Et moi un ennemi.

— Un ennemi ?

— Oui, un de mes ennemis naturels, ou, si vous le préférez, une proie. En un mot, Watson, je suis en train de faire une enquête très intéressante et j’espère avoir trouvé, comme déjà d’autres fois, une piste sérieuse au milieu des divagations incohérentes de ces imbéciles. Si j’avais été reconnu dans cet antre, ma vie ne valait pas quatre sous ; je cours une course et ce gredin de Lascar qui me poursuit a juré qu’il se vengerait. Si la trappe qui est derrière ce bâtiment, près de l’embarcadère de Saint-Paul, pouvait raconter tout ce qu’elle a vu passer par les sombres nuits sans lune…

— Quoi, vous voulez parler de cadavres ?

— Oui, de cadavres, Watson. Nous serions riches si on nous donnait mille livres pour chaque malheureux que cet antre a tué. C’est le plus horrible piège à crime qui existe sur cette rive du fleuve, et je crains que Neville Saint-Clair y soit entré pour n’en jamais plus sortir. Mais la voiture devrait être ici.

Il plaça deux de ses doigts entre ses dents et donna un vigoureux coup de sifflet, signal auquel répondit au loin un autre coup de sifflet suivi d’un bruit de sabots de cheval et de roulement de voiture.

— Maintenant, Watson, dit Holmes, au moment où émergeait de l’obscurité un grand dog-car éclairé par la clarté de ses lanternes, vous allez venir avec moi, c’est entendu.

— Si je puis vous être utile…

— Oh ! un ami sûr est toujours utile, et un chroniqueur plus encore. J’ai, aux Cèdres, une chambre à deux lits.

— Aux Cèdres ?

— Oui, aux Cèdres, c’est la maison de M. Saint-Clair. J’y habite depuis que je dirige l’enquête.

— Et où est-ce ?

— Près de Lee, comté de Kent. Nous avons sept lieues de pays devant nous.

— Mais je ne sais pas le premier mot de l’histoire.

— Naturellement. Je vous raconterai cela dans un moment. Montez ici. Bien. Jean, nous n’avons pas besoin de vous. Voici une demi-couronne. Attendez-moi demain vers onze heures. Mettez la jument en marche. Parfait.

Il donna un léger coup de fouet et nous nous engageâmes dans un dédale de rues sombres et désertes pour aboutir au large pont, jeté sur la rivière fangeuse. Plus loin, un autre grand espace couvert de briques et de mortier, espace silencieux dans lequel résonnaient seuls le pas lourd et régulier du sergent de ville, ou les chants et les cris de quelque joyeux viveur attardé. De gros nuages sombres s’amoncelaient dans le ciel, laissant à peine entrevoir quelques étoiles. Holmes ne parlait pas ; la tête penchée sur la poitrine, il semblait absorbé par ses réflexions, tandis que moi, assis à côté de lui, je grillais d’apprendre quel était le nouveau problème sur lequel se concentraient