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74        NOUVELLES AVENTURES DE SHERLOCK HOLMES

je ne sais plus que faire ; alors je suis venue vous trouver.

Cette phrase n’était pas nouvelle pour moi ; ma femme s’était faite depuis longtemps le refuge et le conseil des affligés.

— Vous avez bien fait de venir, lui dit-elle. Prenez un peu d’eau et de vin pour vous remonter ; asseyez-vous sur un siège confortable et contez-moi votre peine. Préférez-vous que Jacques se retire ?

— Oh non ! non ! j’ai besoin de l’avis du docteur et aussi de son secours. C’est à propos d’Isa. Il n’est pas rentré depuis deux jours. J’ai bien peur qu’il ne lui soit arrivé quelque chose de fâcheux.

Ce n’était pas la première fois qu’elle nous parlait de l’infirmité de son mari, à moi comme docteur, à ma femme comme à une vieille amie de pension. Nous fîmes tous nos efforts pour la calmer et la réconforter, tout en la questionnant sur l’endroit où pouvait se trouver son mari et la possibilité de le ramener au logis.

Elle nous dit savoir de source certaine que, lors de sa dernière crise, il était devenu l’habitué d’une taverne d’opium dans la partie est de la Cité. Jusqu’alors ses orgies s’étaient bornées à un seul jour d’absence ; il rentrait le soir crispé et étourdi. Mais, cette fois, il était depuis quarante-huit heures sous l’empire de sa malheureuse passion ; et c’est dans cette taverne qu’on devait le trouver, respirant du poison, ou dormant jusqu’à ce que les effets de l’opium fussent passés, cela au milieu d’un public vil et dégradé, la lie des docks. C’était vers le « Bar d’or » dans Upper-Swandam-Lane qu’il fallait diriger les recherches. Mais que faire ? Comment une timide jeune femme pouvait-elle entrer dans un pareil lieu et forcer son mari à quitter cet antre de gredins ?

Tel était le but de sa visite avec l’espoir que je pourrais l’accompagner dans ce lieu maudit. Puis changeant d’avis, elle jugea qu’après tout sa présence n’était d’aucune utilité et que moi, le conseil médical d’Isa Whitney, je serais plus apte à avoir de l’influence sur lui ; il valait donc mieux me laisser aller seul. Je m’engageai à lui renvoyer son mari dans un fiacre si vraiment je le trouvais dans l’endroit qu’elle m’avait indiqué ; et dix minutes plus tard j’avais quitté mon fauteuil et mon confortable salon pour rouler vers l’est de la ville, chargé d’une étrange mission, moins étrange encore en apparence qu’elle ne le devint en réalité.

La première partie de mon entreprise fut des plus simples. Upper-Swandam-Lane est une vilaine rue, cachée derrière les hauts entrepôts qui bordent le côté nord de la rivière à l’est de London-Bridge. Entre un magasin de liqueurs et un marchand de gin, chez lequel on accède par un raide escalier en pierre, aboutissant à un trou noir comme l’entrée d’une cave, je découvris l’antre que je cherchais. Ayant donné l’ordre à mon fiacre de m’attendre, je descendis l’escalier, usé dans la partie du milieu par le passage constant des ivrognes, et, à la lueur d’une lampe à huile vacillante, suspendue au-dessus de la porte, je soulevai le loquet et j’entrai en tâtonnant dans une longue pièce basse dont l’atmosphère était épaissie par la fumée brune de l’opium. Des couchettes en bois, formant terrasse, s’étageaient tout autour comme sur le gaillard d’avant d’un navire d’émigrants.

À travers cette vapeur on apercevait vaguement des silhouettes qui affectaient les formes les plus fantastiques ; des épaules voûtées, des genoux repliés, des têtes rejetées en arrière dans une attitude hébétée, avec ci et là un œil sombre et terne braqué vers la porte d’entrée. Du cercle d’ombre émergeaient de petits points plus ou moins lumineux selon que le poison se consumait ou s’éteignait dans les fourneaux des pipes de métal. La plupart des fumeurs étaient étendus et ne parlaient pas ; mais quelques-uns murmuraient leurs propres rêves et d’autres échangeaient leurs pensées d’une voix étrange, caverneuse, saccadée, et s’arrêtant tout à coup, demeuraient absorbés sans s’occuper de ce que racontait le voisin. À l’extrémité opposée de la pièce, j’aperçus un petit brasier de charbon allumé, et, tout près, sur un trépied en bois, un grand vieillard décharné, dont la mâchoire reposait sur ses mains ; il appuyait ses coudes