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NOUVELLES AVENTURES DE SHERLOCK HOLMES

assertion que, dans la vie réelle, il y a de ces effets si singulièrement étranges, de ces circonstances si extraordinaires qu’ils dépassent tout ce que l’imagination la plus fantastique et la plus audacieuse pourrait inventer.

— Oui, je me souviens, de cette remarque que je me permis même de contredire.

— Parfaitement, docteur, ce qui n’empêche pas que vous allez être obligé de vous ranger à mon avis, écrasé que sera votre raisonnement par les preuves les plus indiscutables. Voici M. Jabez Wilson qui a eu la bonté de venir me voir ce matin pour me faire le récit le plus empoignant qu’il soit possible d’entendre.

Ne vous ai-je pas souvent fait remarquer cette étrange anomalie qu’entre deux crimes, ce sera toujours le plus grave qui sera le plus simple tandis que l’autre sera compliqué de circonstances si étranges, si invraisemblables même, qu’on en arrive à se demander si le crime a jamais existé.

Jusqu’ici et dans le cas présent, il m’est impossible d’exprimer une opinion quelconque tant les faits qui se présentent à moi me semblent extraordinaires. Seriez-vous assez bon, monsieur Wilson, pour recommencer votre récit. Vous rendrez service non seulement à mon ami le docteur Watson qui n’est pas au courant de la situation, mais aussi à moi, en me permettant de recueillir encore de votre bouche, pour m’en pénétrer plus complètement, tous les détails de cette étrange aventure.

Bien souvent une notion sommaire des événements suffit à me guider, surtout en me remémorant toutes les causes célèbres que j’ai eues à étudier. Mais, dans le cas présent, j’avoue que je me trouve en présence de circonstances absolument en dehors du convenu.

Le gros client bomba sa large poitrine avec affectation, et tira de la poche de sa redingote un vieux journal tout froissé. En le voyant ainsi, devant moi, penché en avant (il parcourait la colonne des annonces dans le journal qu’il avait étalé sur ses genoux), j’essayai d’employer les procédés d’analyse de mon camarade, de me faire une opinion sur cet individu d’après ses vêtements et d’après sa personne elle-même.

Mon inspection n’aboutit à rien de saillant : notre visiteur avait toute l’apparence du vulgaire commerçant anglais : obèse, pompeux et lent. Il portait un pantalon à carreaux gris et assez large, une redingote noire légèrement déboutonnée et un gilet gris ; une lourde chaîne Albert en cuivre et un morceau de métal en guise de breloque complétaient sa toilette. À côté de lui, sur une chaise, un chapeau haut de forme éraillé et un pardessus d’un brun passé avec un col de velours tout froissé n’apportèrent aucune lueur à mon investigation. Je ne distinguais aucun signe caractéristique, si ce n’est ses cheveux d’un roux ardent et une expression d’extrême mécontentement et même de chagrin répandue sur ses traits.

Sherlock Holmes, avec sa vivacité habituelle, saisit ma pensée et mon regard inquisiteur le fit même sourire. Il secoua la tête.

— Il est bien évident, dit-il, qu’à une époque quelconque de sa vie, monsieur s’est livré à des travaux manuels ; il prise, il est franc-maçon, il a été en Chine et il a beaucoup écrit ces temps derniers ; je n’en sais pas plus long.

M. Jabez Wilson bondit de sa chaise, son journal à la main, et fixant mon camarade, d’un air effaré :

— Comment, au nom du ciel ! savez-vous cela, monsieur Holmes ? s’écria-t-il. Qui vous a dit que j’avais travaillé de mes mains ? C’est vrai, ma parole, j’ai été charpentier dans la marine.

— Cela saute aux yeux, cher monsieur. La main droite est sensiblement plus grande que la gauche, preuve que les muscles en ont été développés par le travail.

— Mais encore où voyez-vous que j’ai l’habitude de priser ? que je suis franc-maçon ?

Je ne vous ferai pas l’injure de vous dire comment je l’ai su ; car, en dépit de toutes les règles de votre association, vous en portez les insignes, le triangle et le compas, en épingle de cravate.

— Ah ! c’est vrai, je n’y pensais pas.