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canne, en souvenir de cette horrible nuit avec le chat du Brésil. Baldwin, le groom, et les autres domestiques se rendirent vaguement compte de ce qui s’était passé, lorsque, attiré par les cris de leur maître, ils m’aperçurent derrière les barreaux, et virent les restes de King, ou ce qu’ils reconnurent ensuite pour ses restes, entre les griffes du monstre qu’il avait élevé. Ils durent, avant de pouvoir me secourir, repousser le chat avec des fers rouges, et le tuer à coups de fusil. On me transporta dans ma chambre ; et la, sous le toit de celui qui avait machiné ma perte, je restai plusieurs semaines entre la vie et la mort. On avait mandé un chirurgien de Clipton, une infirmière de Londres ; au bout d’un mois, je fus en état d’être conduit à la gare et, de là, à Grosvenor Mansions.

Je garde de cette période un souvenir que je rattacherais aux décevantes imaginations du délire s’il n’avait tant de fixité dans ma mémoire. Une nuit que ma garde était absente, la porte de ma chambre s’ouvrit ; une femme de haute taille, en grand deuil, se glissa dans la pièce. Elle s’approcha, pencha sur moi un pâle visage, et je reconnus dans le clair-obscur la femme de mon cousin, la Brésilienne. Elle me regardait avec une bonté que je ne lui soupçonnais pas. Elle demanda :

« M’entendez-vous ? »

J’inclinai légèrement la tête. J’étais encore si faible !

« Je vous plains de tout mon cœur, fit-elle. Mais il n’a pas tenu à moi que le malheur vous fût épargné. N’ai-je pas tenté pour vous le possible ? J’ai cherché dès le premier jour à vous faire quitter cette maison. J’ai tout essayé pour vous arracher à mon mari. À moins de le dénoncer, que pouvais-je davantage ? Je savais que, s’il vous attirait ici, ce n’était pas sans raison. J’avais la certitude qu’il ne vous en laisserait jamais repartir. «Personne ne le connaissait comme moi, qui ai tant souffert par lui. Je n’osais rien vous dire, il m’aurait tuée. Mais j’agissais de mon mieux. Par le simple jeu des circonstances, vous m’avez tenu lieu du meilleur de mes amis : vous m’avez rendue libre alors que je n’attendais ma délivrance que de la mort. Je regrette que vous ayez été si cruellement blessé, mais vous n’avez pas de reproche à me faire. Je vous ai crié que vous étiez fou, et vous vous êtes conduit comme un fou qui ne veut rien voir, rien comprendre… »

Elle sortit d’un pas furtif, comme elle était entrée, la mystérieuse, la douloureuse femme. Je ne devais plus la revoir. Avec ce que lui laissait son mari, elle retourna dans son pays. J’ai su qu’elle avait pris le voile à Pernambuco.

Quand je fus de retour à Londres, les docteurs mirent un certain temps avant de me laisser reprendre le cours de mon existence. Permission dont je me souciais fort peu, du reste, car je redoutais une invasion de créanciers. Au contraire, ce fut Summers, mon avoué, qui, le premier, me rendit visite.

« Enchanté, dit-il, que Votre Grâce aille mieux. J’ai longtemps attendu le plaisir de vous porter mes compliments.

— Que signifie ce langage, Summers ? Ce n’est pas le moment de plaisanter.

— Ce langage signifie que vous voilà devenu Lord Southerton depuis six semaines. Je craignais, si vous veniez à l’apprendre plus vite, que cela ne retardât votre guérison. »

Lord Southerton, l’un des plus riches pairs d’Angleterre ! Je n’en pouvais croire mes oreilles. Alors, par un brusque calcul du temps écoulé depuis mon aventure, il se fit dans ma pensée un rapprochement.

« Ainsi, lord Southerton mourut vers l’époque où je fus blessé ?

— Le jour même. »

Summers me regardait dans les yeux en prononçant cette phrase ; je suis convaincu qu’il soupçonnait le fond de l’histoire. Il s’arrêta un instant, comme s’il attendait de moi une confidence ; mais je ne vis pas ce que je gagnerais à mettre au jour un scandale de famille.

« Curieuse coïncidence ! continua-t-il, me dévisageant d’un regard averti. Vous n’ignorez pas qu’en droit naturel Everard King prenait rang après vous comme héritier de votre oncle. Que vous eussiez péri à sa place sous les dents du tigre, ou par autre malencontre, c’est lui qui, à cette heure, s’appellerait lord Southerton.

— Sans aucun doute.

— Et cette idée l’occupait fort. Je