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notre homme et comment il quitta l’île, mystère ; Walker et moi fûmes simplement étonnés, mais les noirs s’alarmèrent, et d’étranges histoires de sorcellerie commencèrent à circuler parmi eux. Cependant, la véritable panique se produisit quand, il y a trois nuits, le nouveau gardien vint, lui aussi, à disparaître.

— Comment cela ? demandai-je.

— Non seulement nous l’ignorons, mais nous ne pouvons même pas former une conjecture plausible. Les nègres jurent qu’un démon hante la tonnellerie et qu’il réclame un homme toutes les nuits. Si nous voulons sauver le comptoir, il faut que nous rassurions nos nègres, et je ne vois pas un meilleur moyen que de passer moi-même une nuit dans la tonnellerie. Voici la troisième nuit, celle où j’imagine que la chose doit arriver, quelle que soit cette chose.

— Et vous n’avez aucun indice ? questionnai-je.

— Aucun. Deux noirs ont disparu, c’est tout. Le second était le vieil Ali, préposé, de fondation, à la garde du wharf. Je l’ai toujours connu ferme comme un roc, et il aura fallu lui jouer un méchant tour pour le déloger de son poste.

— Eh bien, je crois que le problème a de quoi occuper plus d’un homme. Puisque votre ami, sous l’influence du laudanum, ne peut, quoi qu’il arrive, vous prêter son aide, vous allez me permettre de vous tenir compagnie cette nuit dans l’atelier. »

Le docteur me tendit par-dessus la table une main cordiale.

« En vérité, voilà qui est aimable à vous, Meldrum. Je n’aurais pas osé vous le demander, car on n’a pas de ces indiscrétions envers un hôte de passage. Mais si vous parlez sérieusement…

— Le plus sérieusement du monde. Excusez-moi un moment, je vais jusqu’au Gamecock prévenir qu’on n’a pas à m’attendre. »

En remontant la petite jetée, nous fûmes frappés tous deux par l’aspect de la nuit. Un formidable tas de nuages bleu sombre s’échafaudait du côté de la terre. Le vent qui soufflait de par là nous jetait au visage de petites bouffées chaudes, pareilles à une haleine de haut fourneau.

« Fichtre ! dit le docteur Séverall, nous allons sans doute, pour comble d’ennui, avoir un déluge. Cette crue du fleuve signifie qu’il pleut dans le haut pays, et, quand la pluie commence, on ne sait jamais le temps qu’elle durera. Peu s’en faut que l’inondation n’ait déjà recouvert l’île. Allons voir si Walker va mieux ; ensuite, n’est-ce pas ? nous nous installerons pour la nuit.

Le malade dormant toujours, nous sortîmes, laissant près de lui du jus de citron dans un verre au cas où il s’éveillerait altéré par la fièvre. Et nous nous dirigeâmes vers la tonnellerie, sous l’ombre extraordinaire projetée par les nuées menaçantes. Le fleuve montait si haut que la petite baie, à l’extrémité de l’île, s’effaçait presque par la submersion de ses pointes.

« L’inondation aura pour nous un avantage, dit le docteur. Elle balaiera toutes ces végétations descendues sur la côte orientale. Cela nous est arrivé avec le débordement de l’autre jour et ne s’en ira que si un nouveau débordement l’emporte. Mais voici notre chambre. Vous avez là quelques livres, et, là, le tabac. Tâchons de ne pas trop mal passer la nuit. »

À la lumière de notre unique lanterne, la vaste pièce solitaire avait un air misérable et lugubre. Nous nous fîmes deux sièges avec des douves et prîmes nos dispositions pour une longue veille. Séverall m’avait apporté un revolver. Lui-même s’était muni d’un fusil à deux coups. Ayant chargé nos armes, nous les plaçâmes à portée de nos mains. Le petit rond de lumière, au milieu des ténèbres qui nous enveloppaient, était si mélancolique, que nous allâmes jusqu’à la maison chercher deux bougies.

Le docteur, doué, semblait-il, de nerfs d’acier, avait pris un livre ; mais j’observai que de temps à autre il le reposait sur ses genoux et promenait autour de lui un visage grave. Pour moi, j’essayai une ou deux fois de lire ; mais je n’arrivais pas à concentrer mes pensées sur les feuillets ; sans cesse elles revenaient à cette grande salle silencieuse et vide, et au sinistre mystère qui planait sur elle. Je me torturais l’esprit pour concevoir un système qui expliquât la disparition des deux noirs. Le fait brutal,