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— On aurait dit que vous aviez peur de cet homme, risquai-je.

— Moi ? » fit-il sèchement.

Puis, après une pause :

« Peut-être. »

Quand à savoir pourquoi il avait peur, j’eus beau le questionner : il était si stupide, ou si malin, que je ne pus rien tirer de ses réponses. J’observai cependant que, de temps en temps, il promenait sur la lande un œil trouble ; mais nulle forme mouvante n’en dérangeait la grande monotonie brune. À la fin, dans une sorte de brèche entre les collines devant nous, je vis les bâtiments longs et ras d’une ferme, lieu de concentration de tous les troupeaux épars.

« Garth Farm, m’annonça le conducteur. Et voici le fermier Purcell, ajouta-t-il en voyant un homme venir nous attendre sous le porche. »

Au moment où je descendais de la carriole, l’homme s’avança. Il avait des traits durs et ravagés, des yeux bleus, la barbe et les cheveux pareils à de l’herbe blanchie par le soleil. Je lus sur son visage le même air prévenu et rogue que j’avais déjà observé chez mon conducteur. Beaucoup trop étranger à ces gens pour susciter ainsi leur malveillance, je commençai à soupçonner que, dans ces tristes solitudes septentrionales, mon oncle ne jouissait pas d’une popularité plus grande que, jadis, dans Stepney.

« Vous resterez ici jusqu’à la nuit. C’est le désir de M. Stephen Maple, dit-il brièvement. On peut, si vous y tenez, vous servir du thé et du jambon… tout ce que nous avons de mieux pour le quart d’heure. »

J’avais grand’faim, et, malgré le ton, j’acceptai l’offre. Tandis que je me restaurais, la femme du fermier et ses deux filles entrèrent dans la salle. Je sentis qu’elles me regardaient avec une certaine curiosité : peut-être un jeune homme était-il chose rare dans ces campagnes sauvages ; peut-être me surent-elles gré de mes efforts pour engager la conversation ; le fait est que toutes les trois me montrèrent de la sympathie. La nuit venant, je fis remarquer qu’il était temps pour moi de pousser jusqu’à Greta House.

« Alors, décidément, vous y allez ? demanda la femme.

— Certainement. J’arrive tout exprès de Londres.

— On ne vous empêche pas d’y revenir.

— Mais je viens voir mon oncle, M. Maple.

— Ah ! bien, si c’est votre idée, ça ne regarde personne. »

Et, comme son mari rentrait, elle se tut.

Ainsi, chaque nouvel incident me rendait plus sensible l’impression de me mouvoir dans une atmosphère de mystère et de risque ; et tout cela restait néanmoins si vague, si impalpable, que je ne pouvais soupçonner où gisait le danger. Volontiers, j’aurais pressé la femme de s’expliquer ; mais le mari, toujours maussade, et semblant deviner l’intérêt que j’éveillais chez elle, ne nous quitta plus.

« Il est temps de partir, me dit-il enfin, quand elle alluma la lampe sur la table.

— La carriole est prête ?

— Pas besoin de carriole, vous irez à pied.

— Comment saurai-je la route ?

— William vous accompagnera. »

William était le jeune homme qui m’avait emmené de la station. Il m’attendait à la porte et chargea sur son épaule mon étui à fusil et mon bagage. Je restai en arrière pour remercier le fermier de son hospitalité, mais il ne voulut rien entendre.

« Je ne demande de remerciements ni à M. Maple ni à ses amis, brusqua-t-il. On me paie pour ce que je fais. Si l’on ne me payait pas, je ne le ferais pas. Suffit. Allez votre chemin, jeune homme. »

Là-dessus, il tourna les talons, et, rentrant chez lui, ferma la porte avec violence.

Dehors, il faisait tout à fait noir. De gros nuages sombres dérivaient lentement dans le ciel. Passé l’entrée de la ferme, je me serais infailliblement perdu dans la lande si je n’avais eu mon guide pour m’indiquer, en me précédant, les étroites pistes tracées par les moutons et qui m’étaient invisibles. De temps à autre, nous entendions, sans rien voir, la sourde mêlée des êtres dans la nuit. Mon guide commença par marcher vite et sans précautions spéciales ; mais il ralentit peu à peu, tant qu’à la fin nous n’avançâmes plus qu’à pas comptés, avec une extrême prudence, comme sous la