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nant des lignes aussi distinctes que celles d’aucun homme vivant. Ses babouches, sous sa robe grise, étaient rouges et sans talons, ce qui expliquait le bruit étouffé de ses pas. Comme la nuit précédente, il passa lentement devant la rangée de bocaux et fit halte devant celui qui contenait la main. Il l’atteignit, tout frémissant d’espoir, le prit, l’examina avidement ; puis, les traits convulsés de rage, il le lança violemment sur le parquet. Il y eut un fracas d’objet brisé, qui retentit à travers la maison ; quand je levai les yeux, l’Hindou avait disparu. L’instant d’après, ma porte s’ouvrait toute grande et sir Dominick faisait irruption dans la salle.

« Vous n’êtes pas blessé ? cria-t-il.

— Non, mais fortement désappointé. »

Il regarda, surpris, les débris de verre et la main brune sur le parquet.

« Bon Dieu ! s’exclama-t-il, qu’est-ce que cela ? »

Je lui dis mon idée et son piteux résultat. Il m’écouta très attentif et hocha la tête.

« L’idée, fit-il, était bonne ; mais je crains qu’il ne soit pas si simple de mettre fin à mes souffrances. Il y a maintenant une chose que je vous demande avec insistance : c’est de ne plus, sous aucun prétexte, occuper cette pièce. La peur que j’ai eue, en entendant ce fracas, d’apprendre qu’il vous fût arrivé quelque chose, a été la plus pénible des angoisses que j’aie jamais éprouvées. Je ne veux pas m’y exposer encore. »

Il me permit toutefois de passer dans le laboratoire le reste de la nuit. Je demeurai là, tournant et retournant le problème. Mon insuccès me navrait. Pour m’en rendre le sentiment plus cuisant, la main du lascar, restée sur le plancher, fut le premier objet que j’aperçus aux lueurs de l’aube. Je la regardais, couché de mon long, quand, tout d’un coup, une idée me traversa la tête comme une balle. Frémissant d’émotion, je bondis à terre, je ramassai l’affreuse relique. Oui, c’était bien cela : la main du lascar était la gauche !

De retour à Londres par le premier train, je courus à l’hôpital maritime. Je me rappelais que le lascar avait eu les deux mains amputées : le précieux organe que je recherchais n’aurait-il pas déjà subi le four crématoire ? Ma crainte se dissipa très vite : la main n’avait pas quitté encore la chambre d’autopsie. Je revins donc à Rodenhurst dans la soirée, ayant accompli ma mission, et muni pour une nouvelle expérience. Mais sir Dominick ne voulut pas m’entendre parler de réoccuper le laboratoire. Je le suppliai sans qu’il m’écoutât. J’offensais chez lui le sentiment de l’hospitalité, il ne pouvait plus le permettre. Je laissai donc la seconde main à l’endroit où, la nuit d’avant, j’avais mis la première, et j’allai occuper une chambre dans une autre partie de la maison, à quelque distance du théâtre de mes aventures.

Mon sommeil n’en devait pas moins être interrompu. Au plus profond de la nuit, mon hôte se précipita chez moi. Il tenait une lampe. Sa vaste personne amaigrie s’enveloppait d’une robe de chambre flottante, et, pour un homme impressionnable, son aspect eût pu sembler plus effrayant que celui du fantôme de la veille. Mais ce qui m’étonna, ce fut moins son entrée que l’expression de son visage. Ses yeux brillaient, sa figure rayonnait, il agitait triomphalement ses bras au-dessus de sa tête. Je me dressai abasourdi, regardant d’un œil fixe, encore plein de sommeil, l’extraordinaire visiteur. Mais ses paroles eurent vite fait de chasser le sommeil de mes paupières.

« C’est fait ! Nous avons réussi ! cria-t-il. Mon cher Hardacre, comment reconnaîtrai-je ma dette ?

— Vous ne voulez pas dire que tout va bien ?

— Mais si. J’étais sûr de ne pas vous fâcher en vous éveillant pour une aussi bonne nouvelle.

— Me fâcher ? Non, certes ! Mais serait-il possible ?…

— Aucun doute. J’ai contracté envers vous, mon cher neveu, une dette comme, de ma vie, je n’en ai contracté et ne croyais devoir en contracter envers personne. De quelle façon vous revaudrai-je cela ? C’est la Providence qui vous a envoyé à mon secours. Vous m’avez sauvé la raison et la vie. Encore six mois de cette existence, et je n’avais le choix qu’entre le cabanon et la tombe ! Et ma femme qui s’en allait sous mes yeux ! Je n’aurais jamais cru qu’un être humain pût me soulager d’une telle charge ! »

Il saisit ma main, la broyant dans une étreinte osseuse.