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— Je suis le mousquetaire, — déclara-t-il. — Je transperce, et je suis transpercé. Voici ma rapière. J’émets un bruit d’acier entrechoqué. Ceci est une tache de sang, que j’ai sur le cœur. Je sais faire entendre des gémissements caverneux. Je suis patronné par beaucoup de vieilles familles conservatrices. Je suis l’antique apparition des vieux manoirs. Je travaille seul ou en compagnie de damoiselles hurlantes.

Il inclina la tête avec courtoisie comme s’il attendait ma décision, mais le même suffoquement qu’auparavant m’empêcha de parler, et m’ayant adressé une profonde révérence, il disparut.

À peine s’était-il retiré qu’une sensation d’horreur intense me saisit : je venais de remarquer la présence dans la salle d’une créature fantomatique aux contours imprécis et de proportions inappréciables. Tantôt, elle me semblait remplir la pièce entière, tantôt au contraire, elle devenait invisible, mais j’avais toujours la sensation très nette qu’elle était là. Sa voix, quand elle se mit à parler, était tremblante et orageuse. Elle dit :

— Je suis celui qui laisse des traces de pas humides, et qui répand des gouttes de sang. Je fais retentir un bruit de pas dans les corridors. Charles Dickens a fait allusion à moi. Je produis des sons étranges et désagréables. Je dérobe les lettres et serre les poignets des gens avec des mains invisibles. Je suis gai. Je lance des éclats de rire hideux. Faut-il que j’en jette un maintenant pour t’en faire juge ?

J’élevai la main pour lui signifier que non, mais trop tard pour empêcher son rire discordant de se répercuter dans la salle. Avant que j’aie pu abaisser à nouveau le bras, l’apparition avait disparu.

Je tournai la tête vers la porte, juste à temps pour voir un homme entrer d’une manière furtive et précipitée. C’était un gaillard solide, au teint hâlé, avec des boucles d’oreilles et un foulard espagnol noué autour du cou. Il avait la tête penchée sur la poitrine, et toute son attitude était celle de quelqu’un affligé par un remords intolérable. Il se mit à se promener rapidement de long en large comme un tigre en cage, et je remarquai qu’il tenait dans une de ses mains un couteau ouvert, tandis que, de l’autre, il serrait quelque chose qui ressemblait à un morceau de parchemin. Sa voix, lorsqu’il parla était profonde et sonore.

— Je suis l’assassin. Je suis un bandit. Je rampe quand je marche. J’avance sans bruit. Je connais quelque peu les Caraïbes espagnoles. Je peux faire l’affaire du trésor perdu. J’ai des cartes marines. Je suis vigoureux et bon marcheur. Je suis capable de hanter un grand parc.

Il me considéra d’un air suppliant, mais avant d’avoir pu faire un signe, je fus pétrifié d’épouvante par l’horrible spectacle que je vis à la porte.

C’était un homme de très haute taille, — si toutefois l’on peut dire un homme, — car ses os décharnés passaient à travers sa peau rongée, et sa figure avait une teinte gris de plomb. Il était enveloppé d’un drap qui s’enroulait autour de lui, et qui formait au-dessus de sa tête un capuchon dans l’ombre duquel des yeux méchants profondément enfoncés dans des orbites effrayantes étincelaient et pétillaient comme des braises rouges. Sa mâchoire inférieure était retombée sur sa poitrine, laissant voir une langue sèche et noire. Je frissonnai et me reculai en voyant cette apparition s’avancer jusqu’au bord du cercle.

— Je suis le glaceur de sang américain, — expliqua-t-elle d’une voix qui semblait provenir de dessous terre. — Tous les autres sont faux. Je suis l’incarnation d’Edgar Poe. Je suis d’une méticuleuse atrocité. Je suis un spectre qui soumet les gens de basse caste. Remarque mon sang et mes os. Je sème l’effroi et la nausée. Je n’ai besoin d’aucun secours artificiel. Je travaille avec des linceuls, un couvercle de cercueil et une batterie galvanique. Je fais blanchir les cheveux en une nuit.

La créature tendit vers moi ses bras décharnés d’un geste implorant ; mais je secouai la tête, et elle disparut, laissant derrière elle une odeur écœurante et pestilentielle.

Je retombai au fond de mon fauteuil, si accablé de terreur et de dégoût que je me serais volontiers résigné à renoncer complètement à avoir un fantôme si je n’avais eu la certitude que cette apparition fût la dernière de la hideuse procession.

Un léger bruit de vêtement traînant à terre m’avertit qu’il n’en était pas ainsi. Ayant relevé la tête, je vis une silhouette blanche sortir du corridor et s’avancer dans la lumière. Comme elle franchissait le seuil, je constatai que c’était celle d’une jeune et jolie femme, vêtue à la mode d’une époque disparue. Elle tenait ses mains jointes devant elle, et son visage pâle et fier portait des marques de passion et de souffrance. Elle traversa la salle, et sous le glissement léger de ses pas, s’éleva un bruit doux pareil au bruissement des feuilles d’automne, puis tournant vers moi ses yeux remplis d’une tristesse indicible, elle me dit :

— Je suis la plaintive et la sentimentale, la jolie et la maltraitée. J’ai été abandonnée et trahie. La nuit, s’élèvent mes sanglots, et je rôde le long des corridors. Mes antécédents sont éminemment respectables, et en général, aristocratiques. Mes goûts sont esthétiques. Je me plairais bien au milieu de vieux meubles de chêne comme ceux-ci, avec un peu plus de cottes de mailles, peut-être, et beaucoup de tapisseries. Ne voulez-vous pas me prendre ?

Sa voix, lorsqu’elle termina, s’éteignit en une belle cadence, et la jeune femme allongea les mains vers moi comme pour me supplier. J’ai toujours été sensible aux influences féminines. Et puis, que serait le fantôme de Jorrocks auprès de celui-ci ? Pouvais-je rien trouver de meilleur goût ? Ne m’exposais-je pas à endommager mon système nerveux en laissant défiler encore devant moi d’autres créatures comme la précédente si je ne me décidais pas tout de suite ? Elle m’adressa un sourire séraphique, comme si elle devinait ce qui se passait dans ma cervelle. Ce sourire acheva de me décider.

— Elle fera mon affaire ! — m’écriai-je.

Et tandis que, dans mon enthousiasme, je faisais un pas vers elle, je sortis du cercle magique tracé autour de moi.

— Argentine, nous sommes volés !

J’ai vaguement conscience d’avoir entendu prononcer, ou plutôt hurler, ces mots à mes oreilles un grand nombre de fois, sans pouvoir parvenir à en comprendre la signification. Il me semblait que le violent battement de mes tempes se rythmait avec eux, et je fermai les paupières, bercé par ce murmure : « Volés, volés, volés ! » Une vigoureuse secousse me les fit cependant rouvrir, et la vue de Mme D’Odd, dans le costume le plus sommaire et l’humeur la plus furibonde, me fit une impression suffisante pour me permettre de rassembler mes idées éparses et de me rendre compte que j’étais étendu par terre sur le dos, la tête au milieu des cendres tombées du feu de la veille au soir, et tenant à la main un petit flacon de verre.

J’essayai en chancelant de me remettre sur pied, mais je me sentis dans un tel état de faiblesse et de vertige que je fus obligé de me rasseoir dans un fauteuil. À mesure que mon cerveau s’éclaircissait, stimulé par les exclamations de Matilda, je commençais à me remémorer petit à petit les incidents de la nuit. Il y avait là la porte par laquelle avaient défilé les visiteurs surnaturels ; là, la boîte à cigares et la bouteille d’eau-de-vie qui avaient eu l’honneur de recevoir les attentions de M. Abrahams. Mais le clairvoyant lui-même — où était-il